Vivre et tenir la rue
Ici c’est Brest. Ou plutôt un quartier oublié du port de Brest. Non loin de Recouvrance, coincée en contre-bas de l’arsenal et de l’ancienne prison de Pontaniou, la rue St-Malo, aurait pu disparaître il y a vingt-cinq ans. Qui s’intéressait alors à ces maisons, habitées au XVIIIe siècle par des charpentiers de marine malouins, enfoncées dans un cul-de-sac en cuvette, à ces vieilles pierres qui, pourtant, demeuraient les seuls vestiges du Brest historique, antérieur au bombardement anglo-ricain de 1944 ?
En 1989, peu après la désaffection de la taule de Pontaniou, le bas de la rue St-Malo avait été exproprié de ses vieux habitants dans le but de la démolir. Mireille, dite Mimi, découvre alors ce coin paumé de la rive gauche pour lequel elle connaît un « vrai coup de cœur » : « À un mois près la rue aurait été détruite. J’ai décidé d’occuper une maison, la seule où il restait un robinet et une toiture. C’était pourri de chez pourri, mais quel charme ! »
La rue pâtit alors d’une réputation de coupe-gorge. Avec ses grands murs borgnes, c’est le lieu interlope de divers trafics réels ou fantasmés et aussi le lieu où des jeunes néo-nazis trouvaient l’espace pour exprimer leurs haineuses convictions. « Depuis on a transformé les croix gammées en fleurs, explique avec poésie Mimi. Mais c’était surtout un énorme dépotoir qu’on a mis deux ans à déblayer. » Malgré le vertige des travaux, Mimi réussit à projeter une vision sur cette rue qui ne ressemble à aucune autre dans Brest, cette ville à la fois dévastée par la guerre et par l’architecture froide et planifiée de l’urbaniste Jean-Baptiste Mathon. Sans droit ni titre, Mimi décide de tenir la rue et de la faire vivre, en fondant l’association Vivre la rue : « L’impasse, où les voitures ne pouvaient pas circuler, avait la configuration idéale pour des spectacles de rue. »
À l’époque, l’incompréhension de certains riverains face à cette détermination à vouloir habiter un coin paumé que tout le monde avait déserté nourrissait tous les fantasmes : « Pour les esprits dotés d’une pauvre imagination, drivés par un adjoint au maire qui nous vouait une haine sans nom, on était forcément des dealers, on recevait des containers de drogues sur le port. C’était dur car ça prenait des proportions délirantes. Mais on est finalement arrivés à un accord tacite pour rester sur les lieux avec le maire de l’époque, Pierre Maille. »
Pendant quinze années, malgré plusieurs avis d’expulsion, deux convocations au tribunal, des menaces et intimidations diverses de l’élu de quartier, communiste, et enfin la déclaration d’un péril par les urbanistes municipaux, Mimi et Vivre la rue tiennent bon grâce à l’organisation de nombreuses « manifêtes » en soutien et autres animations de quartier. En 2005, la mairie veut, à nouveau, sous prétexte d’assainissement et de sécurisation expulser les habitants de la rue. L’association propose un contre-projet de rénovation avec l’appui d’un architecte-conseil membre du conseil d’administration de l’asso, pour mettre les maçonneries des maisons hors d’eau et stopper le risque de dégradation par infiltration d’eau ou à cause des plantes invasives. Là se joue le dernier rapport de force avec la ville, qui finit par reconnaître les mérites de l’association. Mimi admet qu’ils travaillent depuis « en bonne intelligence » : « On sent que désormais, tout le monde admet que cette rue fait partie du patrimoine. L’Office du tourisme la mentionne. Les écoles me demandent de faire la visite, les Brestois y amènent leurs amis visiteurs en balade et, lorsqu’il y a une fête, les gens viennent en nombre. »
Un peu plus haut, à l’angle de la rue St-Malo et de la rue Rochon, le local Au Coin d’la rue, offre désormais aux habitants du quartier un salon de thé, une épicerie bio-équitable, un dépôt de livres en prêt libre, des jeux, des expos, des concerts, un lieu de réunion. Auparavant, la mairie avait laissé détériorer ce local qu’elle avait d’ailleurs complètement oublié. « Du coup, il y a cinq ans, je suis allée leur demander la clef et ils me l’ont donnée comme ça, sans condition, précise Mireille avec un petit rire. On occupe sans titre ici aussi, mais on se dirige vers une convention sur plusieurs années avec la mairie. Il a fallu tout assainir, le local était sombre, on a ouvert et créé un accès handicapé. » La première activité développée à destination des gens du quartier a été d’offrir des connexions internet et d’obtenir des ordinateurs grâce au service multimédia de la ville, soucieux de réduire la « fracture numérique ». « C’est surtout devenu “un lieu ressources” dans le quartier, les gens viennent naturellement ici. Celle qui a perdu son chat ou le célibataire qui veut papoter après la journée de boulot. Tout doucement, on a amélioré le lieu. On a fait des projections avec René Vautier notamment, puis un salon de thé. » Dehors, en face du salon de thé, Mado salue Mireille de sa fenêtre. C’est la plus ancienne habitante de la rue qui, à 86 ans, a connu toutes ses transformations et peut encore témoigner de l’extrême misère des habitants de jadis (ouvriers, marins, matelots sans-grade) – comme ces gamins qui revendaient contre un sou à la mairie les queues des rats chassés dans le quartier – mais aussi de leur puissante entraide.
Aujourd’hui, les projets de la rue St-Malo sont au cœur d’une revalorisation du quartier. À 50 mètres de là, un chantier de 16 hectares à la place d’une partie d’anciens ateliers de l’arsenal va faire éclore en 2015 un nouveau éco-quartier résidentiel de 600 logements, Les Capucins, qui comprendra également une grande médiathèque, la cinémathèque de Bretagne, les Arts de la rue et aussi un multiplexe et des commerces attenants – le tout relié par un téléphérique à la rue de Siam sur la rive droite. Mireille n’est pas inquiète de ce bouleversement et y voit même une chance de désenclavement pour ce coin de Recouvrance désertifié : « Le quartier va être chamboulé et c’est tant mieux. Bien que la mairie joue la mascarade de la démocratie participative, de toute façon cela ne pourra pas être pire que l’époque de l’arsenal où les mecs crevaient de cancers dus à l’amiante et d’alcoolisme. C’était sordide comme tout. Comment veux-tu être heureux quand tu fabriques des engins de mort ? »
On imagine que dans quelques temps l’espace vacant des ateliers de l’Arsenal et de la prison de Pontaniou offriront d’autres potentialités urbanistiques. Puisse la petite association de la rue St-Malo, par sa volonté de vie, résister encore à d’éventuels projets mortifères.
Contact : Vivre la rue
Espace alternatif solidaire/Au coin d’la rue – 12, rue Saint-Malo – 29200 Brest Recouvrance – 02 98 45 10 12.
Cet article a été publié dans
CQFD n°122 (mai 2014)
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Paru dans CQFD n°122 (mai 2014)
Dans la rubrique Ma cabane pas au Canada
Par
Illustré par Rémy Cattelain
Mis en ligne le 30.06.2014
Dans CQFD n°122 (mai 2014)
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30 juin 2014, 22:18
juste : vous avez inversé la rive droite et la rive gauche...