Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, avait (un peu) fait parler d’elle au cœur de l’été 2012, en refusant avec fermeté la Légion d’honneur dont voulait la décorer la ministre Verte Cécile Duflot. Elle avait fait savoir que la seule récompense souhaitable pour ses travaux serait un changement complet d’orientation des politiques publiques, dans le sens de la prévention du cancer.
Bien sûr, la presse ne s’était pas appesantie sur ce geste rare. Le dernier livre de Thébaud-Mony, La Science asservie, est, lui, carrément passé inaperçu, bien que son propos soit fracassant [1]. C’est assez compréhensible d’un certain point de vue, car la lecture de ce livre est douloureuse, insupportable même parfois. Il porte sur le lien entre cancers, Big Business et Big Science. Pour être plus précis : sur la façon dont les grandes industries empoisonnent notre milieu et trouvent systématiquement des appuis dans la recherche scientifique pour les aider à masquer le fait qu’elles détruisent consciemment un grand nombre de vies – à commencer par celles de leurs ouvriers.
La première partie recense une série d’histoires secrètes des scandales sanitaires provoqués par des secteurs majeurs de l’industrie capitaliste : essence au plomb, amiante, nucléaire, chimie agricole. À chaque fois, des alarmes plus ou moins précoces ont été lancées par des médecins ou des scientifiques honnêtes, puis étouffées de manière délibérée par les promoteurs d’« innovations » – d’un point de vue industriel et financier. De quoi repousser de plusieurs décennies l’adoption de mesures de protection sanitaire, provoquant de véritables hécatombes, en premier lieu dans les mines et les usines.
En matière d’amiante, par exemple, Annie Thébaud-Mony souligne que des révélations ont été faites dès 1906 dans deux des nations capitalistes les plus avancées. Un inspecteur du travail de Caen, Denis Auribault, publie cette année-là une enquête sur les conditions de travail dans une filature d’amiante : se fondant sur les dires du directeur de l’usine et d’un contremaître présent depuis l’ouverture de l’usine en 1890, il dénombre 50 décès d’ouvrières en 15 ans. La même année, à Londres, le docteur Murray présente devant la commission des maladies industrielles le cas d’un travailleur victime d’asbestose [2], qu’il a soigné et vu mourir, après dix ans d’exposition à l’amiante. Vingt ans plus tard, en Afrique du Sud, un médecin employé dans une mine de la firme Turner & Newal montre que 70% des travailleurs y souffrent d’insuffisance respiratoire, accompagnée d’une perte de poids ; la moitié des mineurs de fond et des ouvriers du moulin sont selon lui atteints d’asbestose. Son rapport lui vaut d’être licencié, et ses résultats, consignés dans une thèse universitaire non publiée, ne seront découverts que plusieurs décennies après.
En 1928, le gouvernement britannique confie à deux médecins une étude nationale sur les travailleuses d’usines textiles utilisant l’amiante comme matériau de base. Leurs résultats sont sans ambiguïté, révélant la survenue précoce d’asbestoses sévères chez les ouvrières, amenant souvent au décès. Une réglementation est alors adoptée en Angleterre visant au contrôle de l’empoussièrement des lieux de travail, au suivi médical et à l’indemnisation en maladie professionnelle. Un coup dans l’eau : c’est à partir de ce moment que les industriels de l’amiante organisent la contre-attaque. Le docteur Anthony Lanza (1884-1964), ancien médecin-chef au Bureau américain des Mines, est une des pièces essentielles de la stratégie du doute et du camouflage qui se met alors en place. Il est installé à la tête d’un laboratoire intégralement financé par des entreprises, qui exigent la propriété des résultats et un droit de veto sur les publications. On lui doit notamment le concept kafkaïen de « valeur limite d’exposition », pour laquelle il propose le chiffre de 170 fibres d’amiante par cm3. Le contenu précis des études est toujours tenu secret, mais les conclusions qui en ressortent ne varient pas : il n’est pas prouvé que l’amiante donne le cancer.
Face aux vagues successives de mise en cause de ce matériau, d’autres officines d’expertise ad hoc sont mises sur pied : l’Asbestos Research Coucil en Grande-Bretagne, en 1957, spécialisé dans le « comptage des fibres » ; puis l’Institute of Occupational and Environnemental Health à l’Université de Montréal, autour d’un épidémiologue dénommé Macdonald, acquis au postulat de base de l’industrie minière du Québec : il n’y a pas de maladies liées à l’amiante chez les mineurs canadiens. Malgré l’accumulation écrasante des preuves au fil du temps, ces experts patentés ont continué d’asséner dans les grandes revues scientifiques que les maladies de l’amiante restent mal définies, que tous les types d’amiante ne sont pas dangereux, qu’on peut vivre longtemps avec l’asbestose, qu’il convient de mener des recherches plus approfondies avant d’adopter des règles strictes de prévention qui pourraient détruire des milliers d’emplois, etc.
La Science asservie donne, comme le titre l’indique, une idée de l’inféodation de la recherche scientifique aux pouvoirs financier et politique. Mais un aspect non moins frappant du livre est de mettre au jour le refoulement par l’ensemble des institutions du lien fondamental entre épidémie de cancers et conditions de travail industrielles. Thébaud-Mony insiste à plusieurs reprises sur l’absence à tous les étages de la société française (ou américaine) de registres mettant en rapport maladies, décès et profession(s) exercée(s). Par exemple dans les pages consacrées à deux scandales sanitaires des années 1980 dans le sud-ouest de l’Hexagone, à la mine d’or de Salsigne (Aude) où les ouvriers respirent de l’arsenic, et à la mine de tungstène d’Anglade (Ariège) où les ouvriers respirent de l’amiante [3] : le corps médical ordinaire, persuadé que les cancers relèvent d’abord d’une mauvaise hygiène de vie personnelle, ne s’intéresse que rarement au travail exercé par le patient. Les diverses bureaucraties sociales ou départementales (les DDT, les caisses d’Assurance maladie ou tout simplement les mairies, etc.) rechignent quant à elles à tenir des registres qui permettraient d’établir plus facilement le lien entre certaines maladies et certains emplois – voire certains sites industriels précis – par crainte, consciente ou non, de nuire à l’économie de tel secteur ou de telle région.
En refermant ce livre terrible, on a l’étrange impression que la classe ouvrière n’a pas seulement été vaincue politiquement et effacée symboliquement, comme nous l’expliquent habituellement la critique sociale et la sociologie « engagée ». Elle a aussi, dans une certaine mesure, été éliminée physiquement. Assassinée, quoi.