Ils savent y faire, ces savants !
À la fin de ma chronique de décembre, j’avais vivement brocardé le petit mouvement de chercheurs Sciences en marche, en qualifiant ses mots d’ordre de « pro-capitalistes » par comparaison notamment avec les prises de position subversives de scientifiques nord-américains ou européens dans les années 1968. Je voudrais revenir ce mois-ci sur l’hypocrisie et le caractère manipulateur de Sciences en marche, dans la manière dont il construit son image dans les médias.
Au niveau du discours tenu, l’hypocrisie, disons la duplicité de Sciences en marche, se situe dans la droite ligne de celle de Sauvons la Recherche, il y a dix ans. En fonction des interlocuteurs et du contexte, la philosophie et les mots d’ordre changent quasiment du tout au tout : face à celles ou ceux qui se soucient de la marchandisation du monde et de l’embrigadement de la science par l’industrie (ou au moins par les intérêts privés), les chercheurs en colère défendent le droit à l’exercice d’activités gratuites, de recherches désintéressées – une société aussi développée que la nôtre doit pouvoir financer hors de toute exigence de rentabilité des recherches en histoire du Moyen Âge ou sur les comètes, l’existence d’autres systèmes solaires, le Big Bang, etc. Savoir s’il est légitime qu’une minorité de la population soit payée toute sa vie pour exercer des activités intellectuelles « libres », financées par le travail matériel de la majorité, est en soi un vrai débat, cela pose des questions délicates d’(in)égalité, de (dé)valorisation des tâches des un(e)s et des autres – questions qui n’ont pas l’air de travailler trop durement le milieu universitaire… Mais ce qui est à coup sûr inacceptable, c’est qu’ensuite, face à des journalistes ou des politiciens soucieux de la bonne marche des affaires, les mêmes chercheurs vont se présenter comme les garants du dynamisme de l’économie française, les meilleurs soldats du redressement productif et de l’innovation permanente : financez plus généreusement la recherche, messieurs dames, c’est le meilleur investissement que l’État puisse faire pour obtenir un taux de croissance honorable à l’avenir ! Prenez exemple sur les États-Unis, qui ne font pas la fine bouche budgétaire pour arroser la recherche sur le génome, la robotique ou les diverses façons d’extraire du gaz de schiste : eux ont bien compris que même les sujets les plus théoriques finissent par payer !
À la fois champions de la gratuité et de la rentabilité, nos chercheurs en colère ne sont plus très loin de la franche manipulation quand ils organisent leurs journées de mobilisation nationale avec des manifestations de rue à l’allure estudiantine. C’est que pour faire nombre dans la rue, mieux vaut embarquer sous les banderoles de la science en marche les nombreux thésards, souvent sans financement stable et dont les pontes de laboratoire ne se soucient pas outre mesure au quotidien. Mais, lors des mobilisations de fin novembre-début décembre 2014, ce sont carrément de simples étudiants qui sont venus dans différentes villes garnir les cortèges de la Big Science (soi-disant) désargentée. C’était particulièrement le cas à Toulouse, où les journées de mobilisation de Sciences en marche ont eu lieu à un moment où la faculté du Mirail était en (relative) ébullition autour de revendications étudiantes classiques de dégradation des conditions d’études… et autour de la mort d’un apprenti botaniste de l’université Paul Sabatier sur le chantier du barrage de Sivens, Rémi Fraisse. Assemblées générales de plus de 1 000 personnes, tentatives de blocages et d’occupations, mots d’ordre protestant conjointement contre l’austérité budgétaire et les violences policières.
Du coup, la couverture médiatique de la manifestation de Sciences en marche à Toulouse donne ceci1 :
Stéphanie, 22 ans, étudiante en histoire de l’art qui raconte les difficultés matérielles croissantes au Mirail, les salles manquantes ou trop petites parce que des pans entiers de bâtiments sont condamnés, la rareté des bourses et la difficulté à payer son loyer ; Joachim, 20 ans, en licence de psycho, qui parle des TD surchargés ; Véronique, enseignante-chercheuse, la quarantaine, qui évoque les obstacles à un enseignement de qualité pour le grand nombre avec des budgets de fonctionnement en restriction constante. Mais l’ensemble reste présenté comme une manifestation de chercheurs, à laquelle se sont joints des étudiants en colère. La jonction en question semble tout à fait naturelle.
Or, il est important de souligner qu’elle ne l’est pas, que les intérêts des simples étudiants, en sciences humaines ou en IUT scientifiques, ne sont pas forcément convergents avec ceux des chercheurs établis ; que le problème des conditions d’études décentes, ou disons agréables, est bien distinct de celui du financement des laboratoires de Big Science, dont il sortira des robots pour s’occuper des vieux, des jeux vidéos éducatifs pour relayer ou remplacer les instits, des drones plus perfectionnés pour la prochaine guerre contre le terrorisme, ou des algorithmes pour permettre aux marketers des grandes boîtes de tirer tous les enseignements possibles de ce qui se raconte sur les réseaux sociaux.
Même les revendications de moyens pour l’enseignement peuvent se discuter – on peut aussi se demander : de l’argent pour quelles études, pour quels contenus ? pour rendre les étudiants plus « employables », plus performants en entreprise ? ou pour cultiver leur esprit critique, les aider à comprendre le monde2 ?
La question de l’utilité des études se pose, individuellement et collectivement, et n’a pas de réponse simple. Mais la nocivité d’un grand nombre de recherches de points, elle, devrait être un acquis.
1 Souvenirs d’un journal de France Inter à 19h début décembre.
2 Voir la Feuille de chou du Mirail en mouvement, automne 2014.
Cet article a été publié dans
CQFD n°131 (avril 2015)
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Paru dans CQFD n°131 (avril 2015)
Dans la rubrique Chronique du monde-laboratoire
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Mis en ligne le 14.05.2015
Dans CQFD n°131 (avril 2015)
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24 juillet 2015, 12:30, par David
Plutôt réjoui de vous voir mettre le doigt là où ça fait mal (les contradictions d’un mouvement constitué ad hoc, la pluralité des idéologies qui s’y exprime, etc.), mais pas entièrement d’accord avec votre analyse — du coup et presque pour les mêmes raisons.
Sciences en Marche est un mouvement essentiellement catégoriel, teinté de vernis "social". C’est un mouvement politique, sans doute, mais qui ne défend pas d’idéologie spécifique. Ce n’est pas un mouvement "de gauche", même si des idées dites "de gauche" peuvent s’y exprimer. Comme Sauvons la Recherche avant lui, l’existence d’une telle mobilisation est importante (même, pourquoi pas, pour la mise en avant d’arguments et d’idées critiques), mais cela n’exclut pas les biais, les contradictions, le nécessaire recul dans l’analyse de l’engagement qu’il fédère.
J’imagine que les organisateurs du mouvement ont réfléchi aux modes d’action et aux éléments de langage permettant de fédérer largement la communauté universitaire, quitte à dire parfois une chose et son contraire — chacun y trouvant chaussure à son pied.
N’attendons pas de ce truc "associatif" plus qu’il ne prétend lui-même offrir...
(J’aurais aussi quelques remarques sur les thésards, dont les chercheurs "installés" se moqueraient éperdument. C’est beau de dire ça comme ça, ça fait lutte des classes, mais c’est partiellement faux : le monde universitaire, de disciplines, en universités, en UFR, est très disparate politiquement et idéologiquement et on rencontre parfois des chercheurs "installés" admirables dans leur engagement contre la précarité, le devenir du doctorant, etc... Des luttes convergentes sont possibles et même souhaitables).