Big data : La vie en mode binaire
Imaginez une science qui établirait une corrélation entre l’utilisation de pulls en laine et les épidémies de grippe pour justifier l’interdiction d’utiliser des pulls en laine en hiver : après tout, les statistiques auraient montré que la consommation de pulls en laine précède les épidémies de grippe. Voilà, vous y êtes : le big data est la mise en équation de tout afin de pouvoir « prédire » le réel avant même qu’il advienne. Et le terrain de jeux est gigantesque : selon IBM, le volume de ces mégadonnées pourrait être multiplié par 40 d’ici 2020.
Les mesures politiques (obligations ou interdictions) basées sur ces corrélations forment la « data gouvernance », ce que certains auteurs francophones traduisent par « gouvernance algorithmique ». Celle-ci ne se préoccupe pas des relations de causes à effets, non analysables de façon mathématique, juste des corrélations statistiques. « Qui sait pourquoi les gens font ce qu’ils font ? Le fait est qu’ils le font et que nous pouvons le pister et le mesurer avec une rigueur sans précédent.1 ». La data gouvernance envahit notre monde : c’est elle qui nous propose tel ou tel résultat sur le tentaculaire moteur de recherche étatsunien (calculé en fonction de nos requêtes précédentes), et qui va déterminer, par exemple si vous êtes suspecté de frauder ou pas. En 2014, Pôle emploi a révélé avoir mené une expérimentation en Poitou-Charentes2. Il s’agissait de « cibler » les demandeurs d’emplois les plus susceptibles de ne pas chercher d’emploi en se basant sur des critères en apparence anodins : la situation familiale (mères célibataires), scolaire (non ou peu diplômés) et géographique (habitants de petits villages bonjour !) pour savoir qui traquer. Les individus, ainsi sélectionnés, ont eu la chance de voir leurs démarches de recherche d’emplois scrutées par une équipe indépendante (du reste du personnel de Pôle emploi) en se basant sur des critères déjà statistiquement surreprésentés parmi les personnes radiées pour leur peu d’entrain à quémander un turbin d’esclave. Le secteur des assurances se montre également friand de big data. Et quand Axa propose des réductions à ceux qui acceptent de porter les bracelets connectés les informant de leurs données de santé, on peut redouter que, demain, il appliquera une surcote à ceux qui refusent.
De plus, toute annotation dans un fichier numérique est aujourd’hui un marquage accolé ad vitam aeternam à chaque parcours individuel. Selon les études statistiques permettant de prédire les comportements déviants, les enfants souffrant d’énurésie tardive présentent plus de risques de devenir des criminels une fois adultes et de récidiver par rapport aux autres criminels. Et impossible de savoir aujourd’hui, quels seront les critères utilisés demain pour suspecter (et suspecter c’est déjà condamner) la dangerosité. Mais les données numériques ne constituent pas le réel, elles sont seulement une modélisation de celui-ci. Une modélisation qui, parce qu’elle détermine une partie croissante de nos cartographies personnelles et collectives, a une influence réelle sur nos comportements et nos croyances. Si le robot de la Silicon Valley vous propose tel résultat en premier, il y a de fortes probabilités pour que vous cliquiez dessus. Mais la gouvernance algorithmique n’est pas une prophétie auto-réalisatrice : prédire la conversion au djihadisme d’un musulman pieux qui n’a jamais loupé ses prières depuis dix ans, ne le transformera pas en combattant de Daech. En revanche, elle le limitera vraiment dans l’accès à certains emplois ou à certains pays.
L’idéologie du big data réside dans une économie de la promesse, à savoir celle que la mise en chiffres de tout nous mènera vers la résolution de tout. Ainsi des sites comme Rue89 nous font la propagande de l’emploi des mégadonnées pour économiser l’énergie, tout en faisant semblant de dénoncer ses dérives. Mais ils oublient de préciser que toute optimisation du ratio énergie/produit se traduit par une augmentation de l’utilisation d’énergie. En clair, moins on dépense de carburant par kilomètre et plus les lieux de travail, de consommation et de vie sont optimisés, c’est-à-dire sectorisés et éloignés les uns des autres. L’ensemble des trucs numériques (ordinateurs, smartphones, GPS, logiciels…) sont basés sur une logique binaire : 0 et le courant ne passe pas à cet instant par tel endroit, 1 et il passe à cet instant par tel endroit. Une logique créée dans les années 50 par la cybernétique3 pour faciliter le transfert d’informations et donc l’optimisation de la production à travers l’annulation des anomalies. La société du contrôle n’est pas une dérive du big data mais sa conclusion logique. Pourquoi rendre obligatoire, sous peine d’amende, le compostage des cartes nominatives et mensuels de transport, si ce n’est pour connaître les déplacements individuels de tout un chacun.
Une résistance numérique réelle, ne consisterait pas tant à faire signer des pétitions sur les réseaux sociaux, que de refuser de transmettre des datas, en sabotant les objets connectés et les données que l’on nous force à transmettre, en utilisant des logiciels de cryptographie tout en se désinvestissant progressivement du monde numérique : la meilleure façon de ne pas être fliqué en ligne c’est encore de ne pas y être. Un comportement qui nous obligerait à jongler avec pas mal de contradictions…
1 Chris Anderson, The end of theory, 2004.
2 Le Monde, 02/09/2014.
3 Pour en savoir plus sur la cybernétique… voir le docu Voyage en cybernétique, consultable gratuitement sur Internet.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Chronique du monde-laboratoire
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Mis en ligne le 21.06.2015
Dans CQFD n°132 (mai 2015)
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