« Les associations chargées de la réinsertion ont décidé de protester contre cette carte secours… mais à leur manière, c’est-à-dire sans trop faire de bruit, parce que pour elles, le conflit c’est clivant », m’explique Jean-Marc, travailleur social auprès des personnes qui vivent dans la rue. « Elles ont signé un communiqué adressé à la mairie pour leur dire en gros que c’était pas bien. »
La carte en question, fortement « conseillée » mais non obligatoire, devait être mise en place avec le groupe de santé AG2R la Mondiale… mondialement connu pour son désintéressement. Et Jean-Marc de préciser : « Il y a des gens très intelligents qui prennent ce genre de mesure ou des trucs encore plus trash mais de façon subtile, maligne, mais là, à Marseille, le fait qu’ils aient choisi un triangle jaune, ça prouve que c’était vraiment des crétins et qu’ils ne s’attendaient pas à avoir quelqu’un en face. Sur le document qu’on nous a envoyé, il y avait écrit, noir sur blanc que cette carte était “une carte à vue”. C’est à dire qu’elle devait être placée sur le sac ou le blouson de la personne de façon visible. L’objectif, évidemment, c’était de permettre aux forces de l’ordre de savoir qui était destiné à la Madrague ou pas. »
La Madrague, c’est le nom de ce centre d’hébergement, à la limite du concentrationnaire, de 334 places en dortoirs géants, situé dans le quartier du même nom (et loin du centre-ville), où sont parqués les sans-abri avec obligation d’être dehors avant 8 h du matin (y compris pour les familles avec enfants). Certains responsables politiques ont exprimé le souhait de le remplacer par un « nouveau centre », encore plus excentré, pour laisser le terrain libre à la spéculation immobilière accompagnant l’extension du projet Euromed. Selon Jean-Marc, il faut remonter à la création même du Samu social, en 1993, par l’ex-médecin du monde Xavier Emmanuelli pour saisir les tenants et les aboutissants de ce type de politique de lutte contre l’exclusion sociale : « A l’époque, il y a eu un débat pour savoir s’il fallait être dans une optique où l’on aidait les gens à accéder à des droits sociaux ou si les travailleurs devaient avoir une attitude psycho-éducative de la pauvreté, et c’est cette dernière qui a été retenue dans la majorité des villes de France, dont Marseille. » Approche psycho-éducative ? « Si les gens sont dans la merde, c’est parce qu’ils n’ont pas été bien éduqués et il faudrait donc les réinsérer à travers un parcours en escalier. » Parcours en escalier ? « Tu passes un certain temps dans des centres d’hébergement d’urgence qui sont plus dangereux que la rue, tu abandonnes tes chiens qui sont souvent ta seule famille et si tu survis à la Madrague et autres trucs similaires, tu peux aller dans un foyer. Mais là encore, tu n’es pas vraiment chez toi, tu dois suivre les conseils du travailleur social, par exemple en ne buvant plus une seule goutte d’alcool. Comme si l’alcoolisme était la cause de la précarité ! Il y a 140 000 SDF en France, si tous les alcooliques de ce pays finissaient à la rue, on ne pourrait plus marcher sur le trottoir ! Donc dans ce parcours en escalier, si tu loupes ne serait-ce qu’une marche, ce qui est le cas de 90 % des gens, tu retournes à la rue sans rien sauf le sentiment que finalement, c’est un peu de ta faute. Parce qu’à chaque marche, ceux qui t’accueillent t’expliquent bien que ta réinsertion ne dépend que de toi. »
Mais Jean-Marc n’est pas n’importe quel travailleur de rue, c’est un travailleur « pair », c’est-à-dire un ancien de la rue. « Je suis de Toulouse. J’ai fait partie pendant presque 10 ans d’un réseau de sans-abri puis d’ex-sans-abri et je suis devenu travailleur pair. J’ai emménagé à Marseille pour travailler autour d’un programme basé sur le housing first ». Le housing est une nouvelle approche (encore une !), expérimentée depuis longtemps dans de nombreuses villes anglophones et scandinaves, où « on prend une personne dans la rue et on la met dans un logement, sans aucune condition, sans aucun escalier autre que celui de son appartement. Bien sûr, il y a un accompagnement pour que la personne puisse vivre en bonne harmonie avec ses voisins, mais on est contre l’idée qu’il faille mériter le logement à la suite d’une série d’épreuves ; pour nous la personne mérite le logement par le simple fait d’exister […]. Non seulement, c’est plus efficace mais ça coûte moins cher, parce que les escaliers, c’est ce qui coûte le plus cher dans le système classique ». Une approche bizarrement peu évoquée en France en ces temps d’acculturation aux pratiques étasuniennes. Jean-Marc est aussi un organisateur communautaire, un concept qui nous vient d’Amérique latine. Son travail est de fournir à des communautés privées de droits des outils (techniques de communication, informations juridiques…) pour les aider à s’organiser collectivement. C’est ainsi que Jean-Marc a aidé un groupe de sans-abri marseillais à créer le collectif Le jugement dernier. « Personnellement, ce n’est pas forcement le nom que j’aurais choisi, mais ça semblait faire sens pour le groupe. Je leur ai montré les documents qu’on m’avait envoyés sur le projet de carte secours, je les ai briefés un peu sur des techniques de com’ et je les ai laissés se débrouiller. Depuis le mois de septembre 2014, les associations tentaient de raisonner le Samu social et la mairie, et eux, ils ont adopté une autre tactique. Ils ont organisé une manifestation où ont été invitées les associations de réinsertion, mais pas seulement, il y avait aussi la LDH, Amnesty… et surtout la presse. On a fait la réunion un jeudi, le mercredi suivant avait lieu la manif et le soir la mairie de Marseille annonçait le retrait du projet [2]. »
Nous avons donc rencontré Arnaud, la quarantaine, un des membres fondateurs du Jugement dernier : « Alors bon, quand on a commencé à gueuler, il y avait déjà plusieurs centaines de personnes qui avaient accepté la carte secours parce qu’on leur avait fait comprendre que pour avoir une place en hébergement et certaines aides, c’était mieux d’avoir la carte… Mais le plus étrange dans tout ça, c’est le fait qu’AG2R a donné 10 000 euros pour que le projet puisse se faire et on ne sait pas pourquoi. [3] » Ancien sans-abri, Arnaud n’est pas un sociologue professionnel mais un citoyen révolté : « Normalement ils (la mairie et le Samu social de Marseille financé à 50 % par celle-ci) voulaient que la carte soit visible à chaque moment. Alors tu vois une personne sans-abri, elle est mise à la porte du centre d’hébergement tôt le matin et elle reste dehors jusqu’à ce qu’il ré-ouvre, et souvent, elle va dans le tram et là avec ce genre de choses, les gens ne voudront pas s’asseoir à côté d’elle. »
Un esprit mal intentionné, qui ne serait pas au fait de l’honnêteté et de la probité des groupes de santé privés et de la mairie de Marseille, pourrait croire que celle-ci a trouvé le moyen de transformer les données de ses ultra-précaires en monnaie d’échange contre un système de traçabilité/fichage bon marché. En effet, ce type de données peut être valorisé à travers des « expertises » qui représentent pour les acteurs privés, sous-traitant les politiques sociales, des compétences gestionnaires qu’elles peuvent vendre aux collectivités publiques. Cela peut permettre, par exemple, de savoir quel type de sans-abri est « statistiquement » plus ré-insérable dans le marché du travail au moment de décider de l’attribution d’un logement. Ce qui présente un double intérêt : concentrer les moyens (de plus en plus réduits) de l’action sociale sur les chevaux les plus prometteurs et, ce faisant, présenter des chiffres de retour à l’emploi/sortie de l’exclusion particulièrement flatteurs. A l’heure du jugement dernier, tous ne pourront être sauvés.