« Ma ville accélère... droit dans le mur » d’après de facétieux graffeurs s’étant invités sur les affiches de propagande municipale : c’était le slogan choisi par le service com’ de la mairie pour accompagner la reconquête de la ville mise en scène par le méga-événement de 2013. Las ! Les bateleurs partis, les feux d’artifice explosés et les projecteurs éteints, la ville a retrouvé ses vieux démons : capitale de la pauvreté pour La Provence [1] , capitale du crime pour d’autres [2]. À tel point que les élus s’inquiètent de ce retour du Marseille bashing, très préjudiciable à la bonne marche des affaires.
Pour les étudiants, bons clients de ce genre d’animations culturo-festives et agents involontaires des opérations de remplacement de populations dans le centre-ville [3], la métropole méditerranéenne reste sale et dangereuse, selon une enquête récemment commandée par la mairie. Du côté des investisseurs, hormis les grands programmes gavés d’argent public sur ou à proximité de la façade littorale, le marché de l’immobilier demeure peu attractif, avec une baisse d’activité de 40% en vingt ans, dixit l’Union des syndicats de l’immobilier. Côté classes moyennes et supérieures enfin, le fameux effet TGV et l’expulsion continue des pauvres vers les quartiers périphériques n’ont pas réussi, pour l’instant, à gentrifier le centre-ville [4]. Ainsi, au regard des enjeux économiques, le hiatus s’aggrave entre le bilan de l’événement Capitale de la culture et les déclarations triomphalistes du président de la Chambre de commerce et d’industrie, Jacques Pfister, également président de la défunte association Marseille-Provence 2013.
Pourtant, tout avait été mis en œuvre pour que l’année Capitale fasse de Marseille un label de prestige dans la compétition européenne et mondiale pour accéder au Top 20 des métropoles les plus attractives. Mais à qui ce coup de marketing territorial a-t-il profité ? Dans son rapport sur l’association Marseille-Provence 2013 rendu public le 9 juin dernier, la Chambre régionale des comptes (CRC) insiste sur le retour gagnant-gagnant pour quelques grosses entreprises. L’argument du « six euros récupérés pour un euro investi », répété ad nauseam avant, pendant et après 2013, s’est parfaitement vérifié pour Orange, Bouygues ou Veolia, lesquelles ont bénéficié de substantielles réductions d’impôts au titre du mécénat, tout en menant de juteuses opérations de promotion auprès de leurs salariés (billetterie gratuite) et des spectateurs, sans parler de la consolidation de leur position dans la passation des marchés publics de la ville. La CRC pointe également l’embauche en CDI d’un millier de membres de l’équipe permanente de l’association MP 2013 et la prise en charge généreuse des frais de déplacement entre Paris et Marseille pour son premier directeur général, Bernard Latarjet, alors que, dans le même temps, les Marseillais étaient invités à devenir « tous bénévoles ». Enfin, la CRC revient sur la sélection des projets jugée particulièrement opaque, car survalorisant le très subjectif critère artistique au détriment d’autres critères, plus sociaux, pourtant mis en avant dans la présentation de la programmation.
Résultat ? Les acteurs déjà très institutionnalisés ont été les mieux servis, soit 28 structures sur les 31 financées à hauteur de 200 000 euros chacune. Cependant, pour filer la métaphore du film de Nicolas Burlaud (qui sort en salle ce mercredi 4 novembre, en association avec CQFD), tous les Troyens n’ont pas été dupes. Les associations locales du Grand Saint-Barthélémy, au nord de la ville, ont envoyé paître les organisateurs des « Quartiers créatifs – Jardins possibles » et leurs 400 000 euros de verroteries, refusant de servir de « vitrine culturelle à des projets rejetés sur de nombreux aspects par les habitants et source de conflits qui prennent une racine profonde dans l’histoire des dominations sociales et postcoloniales que nos quartiers connaissent [5] ».
Si MP 2013 avait consacré 50% de son budget – au lieu de 5% – à ces territoires délaissés où vit 50% de la population marseillaise, l’événement en aurait-il été plus désirable ? Bien sûr que non, puisque sa vocation première était d’asphyxier tout ce qui ressemble à des pratiques sociales et culturelles locales au profit d’une animation de supermarché pour croisiéristes entre deux escales. Avec le Mille-pattes, qui a assuré la fonction d’un véritable centre social dans le quartier populaire de Noailles (jouxtant la Canebière) pendant près de 15 ans, les pouvoirs publics ont fait durer l’agonie, réduisant chaque année les subventions jusqu’au coup de grâce en 2014. « On n’est pas assez sérieux selon leurs critères », déclarait à CQFD son directeur, Xavier Blaise, en 2013. Le Mille-pattes organisait le festival du Soleil, qui s’est définitivement couché.
Plus au nord, la Belle fête de Mai, qui fédère une soixantaine d’associations du quartier de la Belle de Mai, a décidé de baisser le rideau en 2014 plutôt que de se satisfaire de l’aumône qui lui était octroyée. « Le collectif a préféré tout stopper plutôt que de faire une fête au tarif imposé par le financeur principal », précise Sam Khebizi des Têtes de l’Art. Plus vicieuse, dans les quartiers de la Plaine, du cours Julien et de Notre-Dame-du-Mont, la mairie, après avoir rétabli une petite part des subventions aux Rendez-vous du Plateau, n’a pas délivré les autorisations nécessaires au bon déroulement des festivités (maintien de la circulation automobile, annulation d’une sardinade en raison des risques d’incendie, concerts bouclés à 21h…). Pourtant, toutes ces initiatives jouent ou ont joué à fond la carte du « vivre-ensemble » promu par les politiques depuis les attentats de janvier…
« À partir de 2009 et dans la foulée de la sélection de la candidature de MP 2013, la culture a été redéfinie dans le sens d’un découplage avec le social, la vie des quartiers, pour se raccrocher à l’économique, au tourisme », analyse Marianne Doulay, de l’association du cours Julien. Inlassablement, les autorités municipales poursuivent leur guerre contre une partie de la population [6] : fermeture de salles de concert, couvre-feu pour les épiceries de nuit vendant de l’alcool ou sur les plages populaires l’été…
Point de fatalisme néanmoins : à Marseille, la vie finit toujours par repousser. De traviole, mais elle repousse. La Belle fête de Mai s’est tenue en 2015 en réduisant un peu la voilure, la fête du Panier s’est déployée au rythme des saisons plutôt que se concentrer sur un gros week-end… Et les fêtes de quartiers se sont fédérées en collectif pour mieux faire entendre leurs voix.