Istanbul : l’exil syrien
C’est un quartier de banlieue en chantier permanent où s’alignent barres d’immeubles bon marché, mosquées flambant neuves et centres commerciaux. Urbanisation hâtive à coup de bétonneuse, conservatisme religieux et économie libérale : tout ici rappelle l’essence même de la politique du président Recep Tayyip Erdogan et de son parti islamo-conservateur, l’AKP, au pouvoir en Turquie depuis 2002. Situé à plus de 30 km du centre-ville d’Istanbul, Esenyurt a vu sa population doubler en 5 ans. Ses 700 000 habitants accueillent aujourd’hui un nombre croissant de réfugiés syriens, venus majoritairement d’Alep et pour la plupart d’origine kurde.
Hani el-Rached, 32 ans et crâne impeccablement rasé, vit là depuis 2013 après un bref passage à Gaziantep, une ville située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière syrienne : « J’ai fait un master de Français langue étrangère à Toulouse de 2007 à 2010. En rentrant en Syrie, alors que je candidatais à un poste de professeur de français, j’ai été appelé quelques semaines plus tard pour le service militaire. Cela ne devait durer qu’un an, mais trois mois après mon incorporation début 2011, la révolution a éclaté. » Durant plus de deux ans, Hani travaille au ministère de la Défense à Damas comme traducteur pour l’armée syrienne. Il assiste ainsi de l’intérieur aux atrocités de l’appareil répressif du régime. « À mon arrivée, il y avait dans les bureaux des Syriens issus de différents groupes confessionnels, mais la guerre a chassé tous les sunnites du ministère. J’ai vu passer des rapports sur la prise en charge par l’armée syrienne d’experts militaires russes, chinois ou du Hezbollah. J’ai lu également des demandes d’autorisation par des officiers de caserne pour utiliser des gaz chimiques contre ce qu’ils appelaient systématiquement “des terroristes”. » Hani décide alors de déserter, mais avec des papiers militaires en poche, sa carte d’identité civile ayant été gardée par l’administration. « Le problème, c’est que si l’on me trouvait dans le pays avec ces papiers, cela voulait dire que j’étais soit un fugitif, soit à la solde du régime d’Assad, explique-t-il. Un prétexte suffisant pour me tuer. » Sa carte d’identité civile ayant été ensuite récupérée via des proches de sa famille, Hani invoque une visite à sa mère gravement malade pour demander une permission afin de se rendre à Lattaquié, au nord du pays. « J’ai alors mis douze heures au lieu de trois pour rejoindre Alep, raconte Hani. Arrivé là bas, en retrouvant ma femme, nous avons décidé de partir, après une heure de discussion. Elle venait de perdre neuf membres de sa famille suite à un bombardement. »
Entre attente et exploitation
À son arrivée à Esenyurt, Hani travaille pendant sept mois comme professeur dans une école pour les enfants réfugiés syriens. Son passeport n’étant plus valide, il est embauché au noir durant quatre mois dans une usine textile pour l’équivalent de 300 euros mensuels, à raison de 12 heures par jour. « La police venait parfois vérifier si des Syriens étaient employés illégalement, comme personne d’entre nous n’avait de titre de séjour, on se cachait alors pendant une heure ou deux, raconte Hani. Le patron de cette usine, en économisant le salaire et les charges d’un ouvrier turc, peut embaucher trois réfugiés. Il y a une véritable exploitation économique des Syriens, car les Turcs savent bien qu’on est dans une situation de survie, prêts à accepter n’importe quel boulot. »
Hani est aujourd’hui traducteur pour une usine de fabrication d’ustensiles de cuisine, mais gagne deux fois moins qu’un confrère turc. Malgré un passeport renouvelé illégalement pour 300 dollars, il ne peut se déplacer pour son travail ni en Égypte ni au Maghreb, qui lui refusent tous le visa de par sa nationalité. « Je suis à la merci de mon employeur qui peut me virer quand bon lui semble. Et concernant ma carte de séjour en Turquie, j’ai attendu deux mois avant qu’on me dise qu’ils n’en délivraient plus ! »
Entre-temps, la femme d’Hani a accouché et le couple a dû accueillir dans son appartement sa belle-sœur et ses trois enfants, abandonnés par le mari. Avec un salaire de 600 euros par mois, il doit aujourd’hui faire vivre sept personnes en tout. Quant à sa mère et quatre de ses frères, ils sont depuis peu réfugiés à Izmir, à l’ouest de la Turquie.
Hani continue d’avoir sporadiquement des nouvelles d’Alep : « C’était un grand centre de production textile, toutes les machines des usines, tombées aux mains du régime ou d’autres groupes de combattants, ont été vendues aux Turcs. À Alep, il y a six factions différentes qui se combattent : les pro-régimes, Daech et les différents groupes kurdes. La situation est absurde, car l’armée et Daech bombardent la ville, pendant que, sur le terrain, l’Otan attaque uniquement Daech. En même temps, le régime mène une politique de ségrégation ethnique en cloisonnant les communautés dans différents territoires. » Un de ses frères, cordonnier, est emprisonné depuis huit mois par l’Armée syrienne libre. Il est soupçonné de complicité avec Daech pour être parti vendre ses chaussures à Raqqa, ville occupée par le groupe islamiste.
« Il n’y pas d’espoir, les Syriens ont l’impression d’être pris en étau entre le régime et les groupes rebelles, et j’ai du mal à me projeter dans l’avenir, avoue Hani. Beaucoup de Syriens veulent partir en Europe, ils voient ça comme le paradis avec un accueil, un logement et de l’argent qui les attendent. Mais pour arriver jusqu’en Allemagne, il faut débourser 4 à 5 000 dollars. » Il existe désormais des réseaux qui conduisent directement des Syriens depuis Antakya (ville turque située à 100 km d’Alep) jusqu’à Istanbul, leur proposant de passer la frontière grecque ou bulgare moyennant 1 500 dollars, payables à l’arrivée. En attendant, les Syriens d’Esenyurt peuvent se faire facilement embaucher comme ouvriers journaliers, le quartier étant situé à proximité des zones industrielles.« Nous n’avons pas d’autre choix que de vivre ici et d’attendre. Cela fait déjà deux ans pour moi », ajoute Hani.
Depuis plus d’un an, Esenyurt a vu naître nombre de cafés, restaurants, boutiques de vêtements ou de téléphones portables ouverts par des Syriens. Les devantures aux écritures arabes sont légion, comme celle d’Ibrahim, qui tient une épicerie où il vend du café et diverses spécialités culinaires typiques d’Alep. De fragiles fragments d’un quotidien syrien arraché à la guerre grâce à la contrebande pour tenter de reconstruire à la marge un semblant de vie normale. Toutefois, les Turcs du quartier apprécient de moins en moins la cohabitation avec les Syriens, de même que les autorités locales. « Nous vivons chacun dans notre coin, sans vraiment nous parler, confirme Hani. À notre arrivée, il y avait de l’entraide de la part des Turcs, mais ils nous accusent aujourd’hui de voler leur travail. »
L’école dans laquelle travaillait Hani a désormais fermé, et cette année, 2 000 élèves n’ont pas pu être scolarisés dans le quartier. Quant à la police, elle est dernièrement intervenue brutalement dans le quartier, suite à une manifestation pro-kurde. « Les manifestants ont commencé à mettre le feu à des supermarchés low-cost pour protester. Les forces de l’ordre ont répliqué violemment et nombre d’enfants se sont fait gazer… J’aimerais partir d’Esenyurt, mais ailleurs, les loyers sont hors de prix », déchante Hani.
Manipulation et désolidarisation
En 2011, à l’arrivée des premiers Syriens sur le territoire turc, le gouvernement AKP déclarait les accueillir officiellement comme « invités », et ouvrait ses frontières au gré des vagues de bombardement en Syrie. « Sommes-nous supposés demander à nos frères de ne pas venir en Turquie et de se faire tuer en Syrie ? », s’était encore ému l’an dernier le président Erdogan devant le Parlement. Les autorités ont alors essayé de les cantonner dans une vingtaine de camps au sud du pays, mais beaucoup de Syriens ont trouvé refuge dans des villes frontalières telles Gaziantep ou Mersin, puis Istanbul. « Dès 2011, les réfugiés syriens étaient censés avoir droit aux soins, à la scolarisation des enfants. Mais c’était un statut provisoire, dans l’espoir que la guerre civile finisse rapidement et que les Syriens retournent dans leur pays, analyse Ufuk Ahiska, militant à Göçmen Dayanisma Agi, un collectif de solidarité envers les migrants. Suite aux printemps arabes, Erdogan a fait la promotion du modèle islamo-conservateur turc en Égypte auprès des Frères musulmans, et en Tunisie auprès d’Ennahda en tentant de devenir un acteur majeur au Proche-Orient et en Méditerranée. La Turquie a pris parti en faveur de l’opposition syrienne dès 2011, en accueillant à Istanbul le Conseil national syrien et les réfugiés sur son territoire. L’AKP a voulu ainsi jouer un coup de poker géopolitique, avec pour objectif d’installer un gouvernement syrien allié après la guerre. »
Le flou juridique dans lequel stagnent désormais les réfugiés syriens fait de la question des papiers un de leurs problèmes primordiaux – ce qui les maintient dans une précarité sciemment entretenue par le gouvernement. Ceux qui ont la chance d’avoir un passeport ne veulent pas toujours s’enregistrer auprès des autorités, car après expiration, ils devront se présenter pour une demande de renouvellement au consulat de Syrie, où ils sont rackettés et fichés. D’autres Syriens accomplissent quand même les démarches administratives pour obtenir le droit de travailler légalement, mais aussi pour avoir un accès aux soins, voire un permis de résidence auprès d’une municipalité.
Concernant le soutien de la population turque envers les réfugiés, elle s’est réduite à peau de chagrin depuis l’an dernier. Les associations institutionnelles se sont désolidarisées, notamment suite à la découverte début 2014 d’un convoi humanitaire d’IHH (fondation humanitaire turque islamique, proche de l’AKP) rempli d’armes à destination de la Syrie1. Le gouvernement s’est fait en outre rappeler à l’ordre par l’agence européenne Frontex pour sa « mauvaise gestion » des migrants syriens qui partent de Turquie pour rejoindre la Grèce. Quant aux organisations de gauche, une récente grande collecte de matériel à destination des réfugiés syriens mise sur pied dans le quartier central d’Istiklal a été durement réprimée par la police.
Squats et résidences privées
Dans le quartier de Tarlabasi, à deux pas des rues branchées d’Istiklal et de la place Taksim, Ufuk Ahiska organise régulièrement avec son collectif des cantines populaires gratuites à destination des réfugiés. « C’est un quartier en pleine rénovation urbaine miné par le trafic de drogue et la prostitution, explique-t-il. Les réfugiés syriens les plus pauvres squattent des immeubles insalubres, et de nombreux conflits éclatent avec les autres migrants, comme les Nigérians par exemple. Le quartier est devenu très violent, alors qu’on est à deux pas du centre-ville… » Pour Zeynep Kivilcim, chercheuse à l’université d’Istanbul qui vient d’effectuer un travail de recherche sur les réfugiées syriennes, « à Tarlabasi, on retrouve nombre d’enfants syriens sans parents et qui pratiquent la mendicité ou la vente à la sauvette dans les rues animées d’Istiklal, jusque tard le soir. À Küçükpazar, près du quartier d’Eminomu, le centre historique et touristique d’Istanbul, j’ai rencontré les réfugiés syriens les plus précaires qui occupent tant bien que mal des maisons complètement détruites. »
Cette extrême précarité est tellement visible que l’an dernier la police stambouliote a transféré 500 familles de réfugiés syriens contre leur gré vers des camps au sud-est de la Turquie2. Dans un sinistre squat près du pont Atatürk, Mahmoud, coiffé d’un keffieh rouge, et Hassan, à la longue barbe blanche, tentent autour d’un thé d’expliquer péniblement leur arrivée à Istanbul. Sous l’œil de vieux Anatoliens d’un café en face du rez-de-chaussée occupé, ils racontent avoir fui Alep suite à une vague de bombardements. Pour illustration, ils montrent du doigt une femme, assise au centre du cercle de leur famille. Traumatisée par les tirs d’artillerie, elle tient régulièrement des propos incohérents ou pousse des cris d’effroi. Il est 8 h ce matin, et quelques membres de la famille se rendent avec l’un des leurs, blessé à la jambe et porté sur une chaise roulante bricolée, mendier à la toute proche mosquée Süleymaniye et aux alentours du Bazar.
« Quand je vois tous ces compatriotes qui mendient en ville, mon cœur est si triste… », confie Amir, Syrien de 48 ans vendeur dans une boutique du Bazar d’Istanbul des bijoux et des étoffes de cachemire. Il vit depuis trois ans à Istanbul, après avoir quitté la Syrie avec sa femme et ses quatre enfants. « J’ai un permis de résidence, un permis de travail, et mes enfants sont à l’école arabe. Par chance, mon arrivée s’est effectuée relativement facilement. Il subsiste une ancienne communauté de marchands syriens à Istanbul. Nous sommes bijoutiers de père en fils, et via ces commerçants, j’ai pu m’installer rapidement ici. » Les inégalités inhérentes à la société syrienne se rejouent dans les conditions de vie de chaque réfugié à Istanbul : la bourgeoisie et les grands industriels syriens se sont installés dans les quartiers cossus de Maltepe, avec leurs résidences fermées et leurs écoles privées, ou à Sulukule, l’ancien quartier gitan stambouliote « réhabilité » en 2010.
Reconstruire
Les locaux neufs de la radio Sout Raya (littéralement « Voix de l’étendard ») sont situés dans une haute tour d’immeuble flanquée de bureaux d’avocats, de banques et d’hôtels de luxe, dans Levent, l’ultramoderne quartier des affaires d’Istanbul. Une dizaine de jeunes Syriens, dynamiques et souriants, s’attellent autour des tables de mixage et du studio d’enregistrement. La radio a été financée par un homme d’affaires syrien et le matériel a été obtenu notamment grâce au soutien d’une radio hollandaise.
Firas Fayyad et sa femme Alisar Hasan, couple de trentenaires qui vivaient auparavant à Damas, sont à l’origine du projet de cette radio pirate créée en 2012. « On a fait deux bébés à notre arrivée à Istanbul : notre petite Elona et la radio Sout Raya », s’amuse Alisar. D’une voix à la fois douce et lente, Firas raconte leur arrivée en Turquie : « Je suis réalisateur de film indépendant3, et je me suis fait incarcérer deux fois par le régime en 2011. La première pour avoir filmé les manifestations anti-Bachar en mars. La seconde, c’était à l’aéroport de Damas, en partance pour le festival international du film de Dubaï, afin de présenter un documentaire critique sur le régime d’Assad. Les forces de sécurité m’ont mis une cagoule sur la tête et jeté dans une voiture. J’ai été régulièrement torturé à l’électricité durant cinq mois et accusé “d’activités illégales et de conspiration contre le régime”. À ma libération, je me suis enfui avec Alisar en Jordanie, via le camp de réfugiés de Zaatari, espérant continuer à produire des films contre le régime. Mais nous n’étions pas les bienvenus à Amman, et cinq mois plus tard, fin 2012, nous nous sommes exilés à Istanbul. »
Radio Sout Raya est en écoute sur Internet et émet illégalement en Syrie en FM dans les régions d’Hama, d’Idlib ou encore d’Alep. En plus de la vingtaine de permanents réfugiés embauchés pour animer la radio, Sout Raya dispose d’un réseau d’une quinzaine de journalistes-activistes qui travaillent clandestinement en Syrie. « Les islamistes nous ont récemment volé notre émetteur pirate à Lattaquié, déplore Firas. Face à toute la propagande issue du régime ou des islamistes, nous produisons un véritable travail de contre-information indépendante pour les gens qui vivent sur place. L’idée est venue du fait qu’il fallait recréer du lien au sein même de notre pays, et nous n’avions ici que peu de connexions et d’information sur la situation en Syrie. »
Au-delà du projet d’information indépendante, l’équipe s’est vite penchée sur la question culturelle syrienne. « Continuer à faire vivre notre culture, c’est recréer du lien entre tous les Syriens et préparer l’après-guerre, explique Saer Mussa, lui aussi réalisateur de films. Nous diffusons chaque jour de la musique syrienne, des contes traditionnels ou des documentaires. Notre objectif, c’est de dire que nous ne sommes pas qu’une communauté victime d’une guerre civile, mais aussi que nous essayons de penser à notre futur quand nous rentrerons au pays. Nous nous concentrons à Sout Raya sur les histoires de vie des Syriens, leur culture, leur mémoire. » Une fameuse actrice du pays, Azza al-Bahra, vient même régulièrement lire des comédies dramatiques qui se focalisent sur l’histoire et la réalité sociale de Syriens anonymes.
« Notre programme d’information tente de clarifier la situation en Syrie, ajoute Feras. Nous sommes dans un régime qui se sent en danger et qui réagit en tuant sa propre population. À cela s’ajoute des djihadistes qui détournent le regard des atrocités du régime. En face, l’opposition est très affaiblie : certaines figures historiques ne sont que de vieux politiciens, en exil depuis une trentaine d’années. » En revenant sur l’histoire de la révolution syrienne, tous s’accordent : plus le régime se maintiendra, plus le terrorisme islamiste sera prégnant en Syrie. « La seule solution au conflit, c’est bien la fin totale du régime d’Assad, conclut, fatigué, Feras. Je ne dors parfois que deux heures par nuit. Depuis que je vis à Istanbul, je n’ai même pas pris le temps d’arpenter la ville, car toute ma tête est là bas, en Syrie. »
Faire communauté
Tout à l’ouest du quartier de Fatih, dans une maison de bois à la façade verte, deux Syriens s’échinent à étiqueter un énorme tas de bouquins fraîchement livrés. Samer al-Kadri, entre deux sollicitations de la part de ses amis et trois coups de téléphone, est fier de présenter la collection de livres en langue arabe et en turque qui ornent les rayons de Pages, le café-librairie qu’il vient d’ouvrir en juin dernier avec d’autres réfugiés.
« Nous avons une grande diversité d’ouvrages, autant des romans que de la philosophie, de la poésie, ainsi qu’un étage entier dédié aux enfants, explique Samer. À la base du projet, nous sommes trois réfugiés syriens ainsi qu’une amie d’Oman qui vit également ici. La moitié des livres sont à moi, les autres viennent du Liban, d’Égypte, de Jordanie, du Maroc. Mais nous ne faisons aucun bénéfice en vendant ces livres : nous voulons avant tout être un espace culturel et d’échange entre la littérature syrienne, arabe et turque. » La librairie ne désemplit pas : Syriens, Turcs, mais aussi Égyptiens ou Libyens viennent régulièrement boire un thé et bouquiner. N’importe qui peut venir consulter les livres sans les acheter et en emprunter une quinzaine par mois pour une somme modique.
Arrivé en septembre 2013 à Istanbul avec sa femme, Gulnar, et ses deux filles, Samer, 41 ans, vivait auparavant à Damas. Graphiste et artiste peintre, il a fondé une maison d’édition spécialisée dans la littérature jeunesse en arabe. « J’ai quitté la Syrie en 2012, raconte-t-il. Alors que je participais à un salon du livre à Abou Dabi, les services de sécurité du régime sont venus à mon bureau de Damas et ont interrogé deux employés à mon sujet. J’étais juste connu pour mon opinion critique sur le régime, sans être affilié à une organisation politique quelconque. J’ai décidé de ne pas rentrer et de rester quelques mois en Jordanie. Le gouvernement ne m’a pas menacé directement : c’était, je pense, un coup de pression, une menace latente, comme il le faisait à l’époque pour beaucoup d’intellectuels et d’artistes. Le message était clair : tu as la chance d’avoir un passeport, quitte le pays pendant qu’il en est encore temps. » Samer a perdu l’ensemble de son stock de livres suite à un bombardement, et la guerre a détruit son réseau de libraires à travers le pays. Il revend alors les rares exemplaires qu’il possédait pour partir à Istanbul. « Les premiers six mois ont été très durs, j’avais parfois à peine de quoi manger… Mais j’aime beaucoup cette ville, elle est entre la Syrie et l’Europe, et certaines de ses rues me rappellent Damas. Je n’aurais pas pu vivre en Europe : Istanbul possède une part orientale que je ne peux renier. »
À son arrivée, Samer travaille comme maquettiste pour un éditeur turc, économise pour réimprimer quelques bouquins pendant qu’au fur et à mesure germe l’idée de créer une librairie gérée par des Syriens. Avec ses amis, il rachète alors une vieille maison qu’ils retapent durant dix mois. S’affichant comme une librairie financièrement et politiquement indépendante, la petite équipe organise des discussions autour de la littérature et de la poésie syriennes, des concerts, et récemment une exposition de caricatures anti-Bachar. « Au pays, les auteurs devaient payer une fortune aux éditeurs pour être publiés, ajoute Samer. Désormais, ils sont plus libres, et une nouvelle scène de jeunes écrivains émerge ici, décrivant la réalité sociale syrienne. Nous publions ces nouveaux auteurs et allons bientôt les traduire en turc et en allemand. Inversement, nous avons pour projet de publier des traductions d’auteurs turcs et allemand en arabe. »
Depuis peu, l’exil a ainsi paradoxalement refait vivre la culture syrienne qui, d’après Samer, était étouffée avec Bachar al-Assad au pouvoir. À Damas, il ne subsistait que deux théâtres et peu de films syriens sortaient chaque année. Il n’existait pas de réelles salles d’expositions ni de salles de concert, et seule une dizaine d’écrivains syriens arrivaient à être publiés. Toute activité culturelle, pour exister, devait être en lien avec le pouvoir. « Avec la guerre, le silence de la gauche européenne et arabe, j’avoue n’avoir plus foi en l’humanité, confie l’éditeur. Mais nous avons quand même pour projet d’établir en Syrie un réseau de centres culturels à travers le pays, qui diffuserait de nombreux livres. Pour rebâtir notre communauté, il nous faut de bons écrivains, et l’on doit dès aujourd’hui autant reconstruire notre pays que nos idées. »
1 Des journalistes turcs ont démontré en janvier 2014 l’implication des services de renseignement turcs et de responsables de l’IHH dans l’acheminement d’armes aux rebelles islamistes syriens du Front al-Nosra.
2 Le Monde, 16 juillet 2014.
3 Il est notamment réalisateur du film On the Other Side sur Ja’far Haydar, poète dissident syrien exilé à Prague.
Cet article a été publié dans
CQFD n°136 (octobre 2015)
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Paru dans CQFD n°136 (octobre 2015)
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Illustré par Guillaume Cortade
Mis en ligne le 25.02.2018
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