Réfugiées syriennes à Istanbul
Enseignante en droit international et droit de l’homme à l’Université d’Istanbul, Zeynep Kivilcim est également activiste féministe. Elle revient pour CQFD sur son travail de recherches autour de la condition des réfugiées syriennes.
CQFD : Selon le gouvernement turc, les deux millions de Syriens exilés en Turquie sont officiellement des « invités » et non pas des « réfugiés ». Quelle réalité juridique se cache derrière ce terme ?
Zeynep Kivilcim : Il faut savoir que la Turquie n’accorde le statut officiel des réfugiés que pour les ressortissants issus du Conseil de l’Europe1 selon la convention de l’ONU de 1951 et avec un droit de réserve géographique pour certains pays. Et si pour avoir le statut de réfugié, il faut subir un entretien préalable auprès de l’UNHCR, en pratique, peu de réfugiés effectuent cette démarche administrative car elle est laborieuse et peut durer des années. Quand la première vague de Syriens est arrivée en avril 2011, le ministère de l’Intérieur turc a annoncé qu’ils seraient « sous la protection temporaire de la Turquie ». Cela n’a aucune véritable base juridique, le ministère s’étant juste vaguement référé à une directive de l’Union européenne sur le régime de protection temporaire des réfugiés2. Après cette annonce, une circulaire émanant du même ministère a été rédigée spécifiquement à l’encontre des réfugiés syriens… mais placée sous le sceau du secret d’État. Personne ne savait quels droits effectifs étaient accordés aux Syriens.
Il y a eu ainsi trois années de flou juridique total jusqu’en avril 2014 où une première loi dite « sur les étrangers et la protection internationale » est entrée en vigueur. Mais, alors que les Syriens forment la plus grande communauté de réfugiés en Turquie, seul un article mentionne la question du régime de protection temporaire. La Turquie pratique une « politique de la porte ouverte » envers les Syriens, mais il s’agit d’une tactique pour pouvoir garder sous sa coupe plus de deux millions de réfugiés avec un statut juridiquement précaire.
Qu’a révélé ton travail d’enquête sur la condition féminine des réfugiées syriennes à Istanbul ?
J’ai effectué plus d’une trentaine d’entretiens avec des femmes et des LGBT syriennes en compagnie d’une collègue dans les quartiers de Büyükçekmece, Beyoglu, Tarlabasi, Fatih, Esenyurt, Küçükpazar, Sirinevler, Eyüp, Bagcilar, Sariyer. Il faut savoir qu’officiellement 77 % des réfugiés sont des femmes et des enfants, mais le parangon du réfugié syrien est un homme, arabe et hétérosexuel alors qu’il y a des femmes, des minorités sexuelles, des Kurdes, des alévis, des chrétiens, etc. De même, il n’existe pas une condition féminine syrienne mais une pluralité de conditions sociales.
Les femmes les plus défavorisées sont les Syriennes kurdes qui subissent une double discrimination. Elles sont dans une situation de peur permanente de par leur kurdicité. Elles sont aussi à l’origine socialement désavantagées : ces femmes sont pour la plupart illettrées et toutes celles qu’on a rencontrées ont été mariée, dès l’âge de 12 ou 13 ans. Elles vivent dans des quartiers en pleine rénovation urbaine, comme Tarlabasi, où les réfugiés occupent des maisons délabrées ou vivent sous l’emprise de marchand de sommeil qui leur louent des chambres insalubres. à Küçükpazar, de nombreuses Syriennes kurdes pratiquent la mendicité mais aussi le travail sexuel. La violence psychologique qu’elles subissent les plonge dans un état d’anxiété permanent, notamment du fait que leurs enfants partent mendier jusqu’à très tard le soir.
Chez les gays et individus trans syriens qui doivent survivre de façon dissimulée au sein de la société turque, le lieu de travail – l’atelier textile ou la cuisine de restaurant – est souvent le même lieu pour vivre et dormir, ce qui accroît les phénomènes d’exploitation sexuelle et économique. Une syrienne transexuelle nous a par exemple affirmé qu’elle était harcelée sexuellement en permanence par son propriétaire.
J’ai également réalisé un entretien avec une Syrienne très religieuse, qui portait le voile intégral et fréquentait les milieux islamistes. C’était une femme éduquée qui donnait des cours d’arabe. Un de ses étudiants turcs a réalisé toutes les étapes nécessaires auprès des autorités religieuses pour pouvoir se marier avec elle. Suite à leur union, elle est tombée enceinte de jumeaux. Son mari l’a ensuite abandonnée et elle a depuis perdu toute autonomie : elle ne donne plus de cours d’arabe, est devenue affectivement dépendante de cet homme et économiquement dépendante des associations religieuses. Elle se dit sentie trahie dans ses valeurs religieuses. S’il existe une pluralité de conditions de vie chez ces réfugiées, il y a une réelle transversalité de leur oppression, que l’on soit une Kurde, une femme pieuse sunnite ou une transsexuelle…
Quels liens existent entre le statut juridique des réfugiées syriennes et leurs conditions de vie ?
La plupart des Syriennes sont entrées clandestinement en Turquie car elles n’ont pas de passeport. Elles sont, selon moi, victimes de violences juridiques sciemment entretenues par la législation turque. Le régime de protection temporaire maintient un vide juridique et empêche de demander un statut légal de réfugié auprès de l’UNHCR. Les Syriennes sont ainsi juridiquement captives : comme il existe des frontières entre les pays, elles font également face à des frontières juridiques. Les réfugiés syriens sont otages du gouvernement turc en étant totalement dépendants d’un État qui prépare les conditions nécessaires à leur exploitation économique.
Depuis l’an dernier, une loi stipule que les conditions d’obtention du permis de travail, notamment pour les étrangers bénéficiant du régime de protection temporaire, seront définies par le Conseil des ministres. Mais à l’heure actuelle, ce dernier n’a toujours rien décidé. Il faut remarquer ici que, concernant les réfugiés syriens, les décisions relatives à leurs conditions de vie sont toujours prises par le pouvoir exécutif. Je parlerais même d’une nouvelle forme de « gouvernementalité », selon le concept propre à Michel Foucault, dans le sens où l’État turc exerce sur les Syriens réfugiés une forme de surveillance et de contrôle gestionnaire. On a, en parallèle, une politique gouvernementale qui a clairement affiché sa volonté de flexibiliser le marché du travail turc et une population de plus de deux millions de Syriens, juridiquement précaire et en âge de travailler. Dans cette situation de violence juridique et d’exploitation économique organisée, les femmes syriennes sont les plus vulnérables. Elles travaillent toutes, que ce soit dans les ateliers textiles où les salaires sont extrêmement bas (en général deux fois inférieurs à celui des Turcs) ou via la prostitution et la mendicité. Les très jeunes travaillent aussi et on peut trouver des enfants de 12 à 14 ans sur les chantiers de construction [et dans les ateliers textiles, ndlr]. Durant notre enquête, on s’est aperçus que de nombreux maris ne travaillaient pas et régulièrement, la femme interrogée déclarait que son mari était soit malade soit en guerre en Syrie. Il est démontré qu’en cas de situation d’extrême précarité se met en place une véritable féminisation de la survie.
Comment a évolué depuis quatre ans la situation des réfugiées syriennes ? Comment réagissent les mouvements sociaux turcs face à ces violences étatiques ?
L’autre violence juridique envers les réfugiées syriennes est celle du mariage. Il existe de véritables réseaux organisés de vente de femmes syriennes, sur des marchés réels ou en ligne. Des dizaines de milliers de Syriennes mineures sont vendues à des Turcs polygames avec des cas d’abus sexuels sur enfants et de grossesses précoces3. Ces jeunes femmes sont vendues par leur famille, soit parce que celle-ci est contrainte soit parce qu’elle a peur pour l’avenir de leur fille. Ce trafic est organisé par des fonctionnaires qui ont la gestion des camps de réfugiés et les imams qui valident les mariages. C’est une pratique qui se fait à ciel ouvert et on assiste à une complète inaction des autorités publiques, alors que concernant les abus sexuels sur mineurs, les procureurs turcs peuvent eux-mêmes directement ouvrir une procédure judiciaire. La situation des réfugiés syriens se dégrade en même temps que la situation politique turque actuelle. Elle ne permet pas la solidarité de la gauche et des organisations de soutien aux migrants. Aucun parti turc, à part l’AKP [parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 13 ans], n’a dans son programme une réelle politique envers les réfugiés syriens. Le HDP [coalition pro-kurde de partis de gauche et du mouvement social turc] a des propositions concernant la situation en Syrie, mais pas spécifiquement sur les conditions de vie en Turquie des réfugiés syriens. Pendant ce temps, la haine envers les Syriens croît jour après jour et la plupart des Turcs souhaitent leur départ. A Samandag, près de la frontière syrienne, la ville opte pour une politique ouvertement raciste, l’hôpital affiche même son refus de soigner des réfugiés syriens. La gauche turque reste dans des considérations macro-politiques, éloignées de tout matérialisme ; pourtant, le soutien à la Syrie, c’est aujourd’hui et ici, en aidant les réfugiés du quartier de Tarlabaçi. Le mouvement social turc doit avoir une réponse politique et concrète à apporter aux réfugiés syriens et plus particulièrement les organisations féministes qui doivent avoir à l’ordre du jour de leur agenda politique la question des réfugiées, car ce ne sont certainement pas les hommes qui amélioreront les conditions de vie des femmes et LGBT syriennes.
1 Soit 47 États membres dont les pays de l’Union européenne, la Suisse, la Turquie ou encore la Russie.
2 Selon la directive de l’Union européenne, le régime de protection temporaire est mis en place quand un État fait face à un afflux en masse de réfugiés, la procédure pour demander le statut de réfugié via l’UNHCR étant trop longue.
3 Sur cette question des mariages précoces de réfugiées syriennes, l’ONG Care a édité en mai 2015 un rapport intitulé Child marriage in emergencies – the fatal confusion between protecting girls and sexual violence.
Cet article a été publié dans
CQFD n°136 (octobre 2015)
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Paru dans CQFD n°136 (octobre 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 19.10.2015
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