L’Europe sous-traite la question des migrants à la Turquie
Migrants : « Loin des yeux, loin du cœur »
Le 20 décembre, des habitants de Çesme, dans la province d’Izmir, font leur distribution d’aide humanitaire dans le village abandonné de Çiftlikköy. À distance du camion où s’alignent des centaines d’Afghans, Mahmoud, jeune Iranien qui a quitté son pays deux semaines auparavant, regarde la mer. Au large, l’île de Chios, destination pour laquelle tant de personnes attendent une mer plus clémente pour traverser.
Mahmoud a déjà tenté la traversée. Il était alors arrivé à quelques encablures de l’île grecque. Mais un autre bateau non loin du sien a dû appeler les secours et les embarcations ont été interceptées. Lui et ses compagnons de route ont attendu huit heures à bord du bateau des gardes-côtes turcs que l’opération de contrôle se termine. « Ils voulaient tous les attraper, dit-il. Près de 400 personnes ont été arrêtées. Il y avait de 16 à 18 bateaux qui traversaient cette nuit-là. Ils nous ont conduits au terminal d’autobus et nous ont libérés. Certains sont allés déposer leur demande d’asile près du HCR (Haut Commissariat pour les réfugiés) à Istanbul. Mais la plupart d’entre nous ont marché à nouveau jusqu’ici. La police a pris nos gilets de sauvetage. On sait qu’elle les revend derrière. C’est du vol, chaque gilet coûte 160 livres turques [50 euros] et est vendu plusieurs fois. »
Mahmoud raconte avec ironie qu’il vient de perdre son passeport mais qu’il l’aurait de toute façon jeté à la mer avant de rejoindre la Grèce. Il est presque impossible pour un Iranien de déposer une demande d’asile aujourd’hui en Europe, c’est pourquoi il essaiera de se faire passer pour un Afghan. À la frontière entre la Macédoine et la Grèce, seuls les Irakiens, Syriens et Afghans sont considérés comme de « vrais » réfugiés et peuvent passer la frontière.
La police turque veut montrer qu’elle remplit les obligations de l’accord passé le 29 novembre 2015 avec l’Union européenne. Ce dernier inclut le versement de 3,2 milliards d’euros à la Turquie pour améliorer les conditions de vie des réfugiés sur son sol et fermer ses frontières. En échange, il sera plus facile pour les Turcs d’obtenir des visas Schengen, et le processus d’entrée dans l’Union européenne est relancé, même si personne n’est dupe de cette carotte.
Dès qu’une zone de départ côtière fait l’objet de l’attention des médias, elle est évacuée de ses réfugiés le jour d’après. La Turquie ramasse les réfugiés sur la côte tout en sachant que la répression est un jeu sans fin. En effet, il arrive souvent qu’une opération de police aboutisse à la libération avec une obligation de quitter le territoire sous 30 jours. C’est que les centres de détention ne désemplissent pas. Il n’est pas possible d’y enfermer et de refouler tous les « candidats au départ ». Le 11 janvier, Franz Timmermans, vice-président de la Commission européenne, a jugé le flux de migrants encore « beaucoup trop élevé » et s’est dit peu satisfait des avancées de la Turquie pour empêcher les départs. Ce à quoi le ministre turc des Affaires européennes, Volkan Bozkir, a répondu : « Nous capturons quotidiennement 500 candidats à l’immigration clandestine […] Nous allons essayer de réduire la pression de l’immigration illégale en donnant aux Syriens de Turquie des permis de travail. »
Les étrangers restent six mois (renouvelables) dans les centres de détention en attendant d’être déportés vers leur pays d’origine ou libérés. Obtenir un laissez-passer de la part du pays de provenance et l’examen des demandes de protection, même en procédure accélérée, prend des mois. Durant ce temps, quand ils ne sont pas forcés de signer un programme de retour volontaire, les étrangers se serrent à soixante par cellule dans des conditions parfois pires que l’incarcération, et ne laissent ainsi pas la place à de nouveaux venus.
Un transit permanent
Dans un café à Izmir, Louay a déjà un pied dans la mer. Cela fait un an qu’il vit en Turquie. Il est toujours menacé par des factions qu’il a fuies en Syrie. Avec sa femme, son bébé, sa mère de 80 ans et sa sœur, ils ont déjà subi un naufrage. Une nuit de novembre, des naufrageurs masqués les ont accostés en pleine mer. Ils sont restés dans l’eau pendant des heures. Louay en parle encore, empreint du traumatisme de cette nuit-là. Seuls trois d’entre eux savaient nager. Ils ont hissé les gamins sur la partie encore gonflée de l’embarcation pneumatique, l’autre ayant été percée par le commando qui les avait attaqués. « C’était des Grecs », Louay, qui a travaillé dans le tourisme, en mettrait sa main à couper. Les gens s’agrippaient à la bouée et ceux qui lâchaient prise étaient retenus in extremis par les trois qui savaient nager. Jusqu’au moment où ils sont parvenus à joindre les autorités turques et ont été ramenés sur les côtes. Mais, malgré l’événement et devant l’impossibilité de subvenir aux besoins de sa famille, aujourd’hui, l’Europe reste pour lui la seule possibilité d’avenir.
Le gouvernement turc ne reconnaît pas les Syriens comme des réfugiés1. La Convention de Genève de 1951 contient une limitation géographique : le statut de réfugié n’est accordé qu’aux ressortissants européens. Dès lors, les étrangers non européens en demande de protection ne sont considérés que comme des « invités » bénéficiant de la protection temporaire. Ils n’ont même pas l’accès légal au travail, qui leur assurerait un environnement de vie stable et serait une solution bien plus durable que l’aide humanitaire actuelle, qui a coûté 8,5 milliards de dollars à Ankara.
Les demandes d’asile des Irakiens, Afghans, Iraniens et autres sont considérées aussi sur une base individuelle devant le Haut Commissariat aux Nations unies pour les Réfugiés, de même que leur statut en Turquie. Le gouvernement leur assigne une ville de résidence où ils doivent pointer toutes les semaines. S’ils ratent une signature à trois reprises ou s’ils quittent la ville sans autorisation de l’État, leur demande d’asile est suspendue. Il faut d’abord des années pour que leur requête soit examinée, puis d’autres encore pour que le processus de réinstallation se concrétise. Autant d’années d’attente et de galère qui poussent au départ. Beaucoup disent qu’ils préfèrent mourir une fois pour toutes en mer que mourir à petit feu en Turquie.
Malgré le droit à l’éducation pour les enfants, 70 % des enfants syriens enregistrés dans le pays ne sont pas scolarisés. Tout comme l’accès à la santé garanti par la loi, très peu de mesures concrètes ont été mises en œuvre et les non-Turcs se retrouvent face à la barrière de la langue et à la complexité de l’administration. La société civile turque parle de génération perdue pour ces enfants qui, souvent, travaillent au noir au lieu d’aller à l’école.
Le 5 janvier dernier, plus de 34 corps ont été retrouvés sur les rives de la mer Égée, s’échouant sur les plages tout au long de la journée. Les douze survivants du naufrage ont été amenés au poste. Là, ils racontent qu’il y avait entre 15 et 20 enfants à bord. Ils auraient appelé les gardes-côtes, qui ne sont jamais venus les secourir. « On ne veut pas retourner en Algérie », disent-ils, vêtus de pantalons de sport, telle une équipe serrée dans un vestiaire. Mais ces joueurs-là doivent identifier les corps retrouvés sur la plage. Quatre copains d’Algérie manquent à l’appel et s’ajoutent à la liste des disparus.
Sur la plage, les gilets de sauvetage encore imbibés d’eau sont tout ce qui subsiste du naufrage. Des faux gilets. Les « gilets de la mort », selon l’expression locale. Plus de 1 200 ont été saisis par la police, deux jours après, dans un atelier qui employait clandestinement deux enfants syriens. La jandarma (gendarmerie) prétend qu’elle n’est pas en mesure d’empêcher le business des passeurs.
Dirty deal de l’Europe
« En Europe, on ne peut pas accepter une solution basée sur les droits de l’homme pour régler le problème des réfugiés », affirmait un représentant de l’UE lors d’une rencontre avec des acteurs associatifs à Izmir, deux jours avant la signature de l’accord. L’Europe préfère externaliser ses politiques migratoires en Turquie et dans les pays dits de « transit ». Un pays de transit qui accueille déjà plus de 2,2 millions de Syriens et des centaines de milliers d’Afghans, Irakiens, Iraniens et personnes en provenance de pays d’Afrique. « La question en Europe est politique, tandis qu’en Turquie, elle est économique », ajoute un autre intervenant d’Izmir, en aparté.
Face à la pression européenne pour contenir les arrivées en Grèce, la Turquie a repris à son compte le jargon distinguant les migrants économiques des « vrais » réfugiés pour fermer ses frontières. Pour empêcher les départs vers l’Europe, mais pas uniquement. Sous prétexte de lutte contre les faux passeports et contre la venue de Syriens qui ne seraient pas des réfugiés fuyant la guerre, Ankara requiert depuis le 8 janvier des visas pour tous les Syriens arrivant par avion et bateau en Turquie. Un nouveau plan de facilitation des permis de travail a été annoncé en parallèle.
Le même jour, à Beyrouth, 400 Syriens qui avaient un billet pour la Turquie se sont vus refoulés vers Damas. Pas de bol, le billet était daté de la veille mais la mauvaise météo avait bloqué les avions au sol. Les Syriens devront désormais regagner leur pays par la frontière nord, que les soutiens aux migrants sur place disent fermée. À l’ouest, sur plus d’un tiers de la frontière, on a déjà hérissé des murs et des clôtures barbelées pour empêcher l’approvisionnement de l’État islamique en Syrie. Human Rights Watch, dans un rapport du 23 novembre 2015, fait état de refoulements réguliers des réfugiés et de la quasi-fermeture des deux postes frontaliers officiels, où ne passent que quelques blessés. Les réfugiés doivent avoir recours aux passeurs et aux routes les plus dangereuses pour atteindre la Turquie.
Le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme des migrants, François Crépeau, dénonce : « Les pays européens devraient aussi être tenus pour responsables : ils comptent sur de telles violations par les pays de transit – sur lesquels ils font pression et incitent à adopter des mesures répressives – pour servir de moyens de dissuasion pour de potentiels futurs migrants. Le fait que cette dissuasion n’ait jamais été efficace ne freine pas l’enthousiasme de l’Europe à encourager des mécanismes de confinement par procuration. »
Oui, mais l’Union européenne se déresponsabilise. C’est ce qu’on appelle l’externalisation. Loin des yeux, loin du cœur.
1 Sur la situation des Syriens et des Syriennes en Turquie, nous vous renvoyons au CQFD n°136 et son dossier« Syrie, révolution volée & exil ». Notamment « Istanbul l’exil syrien » de notre reporter Mickaël Correia et l’interview de la juriste Zeynep Kivilcim « Les réfugiées syriennes sont juridiquement captives du gouvernement turc » [NdlR].
Cet article a été publié dans
CQFD n°140 (février 2016)
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Paru dans CQFD n°140 (février 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Marco Mendes
Mis en ligne le 29.02.2016
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