« Pedro… On ne veut plus de vous. »
Dans le précédent numéro de CQFD, je vous racontais la dernière catastrophe qui a secoué l’usine, cette explosion qui a provoqué un incendie et pas mal de casse. Heureusement, il n’y avait personne dans les parages, et les collègues ont réussi à maîtriser le feu et à stopper les installations à temps. Encore un vrai coup de chance. Le quatrième en deux ans, ça commence à bien faire.
À l’heure où j’écris cet article, on ne connaît toujours pas l’étendue des dégâts, d’autant que l’explosion a libéré de l’amiante. Du coup, l’atelier a été mis sous « cocon » pour désamiantage, et l’expertise de la casse n’est pas terminée. La direction parle d’au moins quatre mois de travaux de réparation, s’il n’y a pas trop de matériel bousillé.

Si c’est plus grave, il est question – à mots couverts – de l’arrêt définitif de l’installation, voire de toute l’usine. Mais il semble que l’incident soit arrivé trop tôt dans la stratégie de désengagement de Total, le proprio : il y a un déficit d’ammoniac sur le marché, et les unités du Moyen-Orient ne sont pas encore opérationnelles.
N’empêche qu’à l’usine, on se pose des questions. Un plan de préretraites en satisferait plus d’un, mais en termes d’emplois, se serait catastrophique. Dans la région, le papetier M-real vient d’annoncer la fermeture de son site normand et la mise sur le carreau de 330 salariés. Et nos voisins de Pétroplus viennent d’apprendre la restructuration de leur raffinerie avec 120 suppressions d’emplois.
Pour en revenir à notre dernier incident, il y a eu quand même des dégâts collatéraux, comme ce pompier qui a perdu de l’acuité auditive pour avoir manœuvré dans le barouf causé par la fuite de gaz (et à deux cents bars, c’est une vraie torture façon Guantanamo). Quatre personnes ont également été choquées.
Parmi elles, Pedro. Il est intérimaire et travaille au poste de chargement d’acide. Un poste isolé où sont utilisés du matériel et des produits dangereux. Un poste où devrait être placé du personnel à statut de l’usine, avec une formation adéquate, notamment en matière de sécurité. Pedro y travaille pourtant depuis treize mois. Tout seul, dans son coin. Au moment de l’explosion, il charge un wagon d’acide nitrique juste à côté de l’atelier d’ammoniac. Il entend un « boum » et voit un énorme panache de fumée noire. Un collègue lui hurle à la radio : « Reviens vite en salle de contrôle ! » Ni une ni deux, Pedro arrête la pompe, ferme la vanne de chargement et monte sur son vélo pour rejoindre la salle bunkerisée qui se trouve à deux cents mètres. Malgré son encombrante combinaison anti-acide, il pédale le plus vite possible, d’autant qu’il voit les flammes surgir du toit de l’atelier. Arrivé en zone de repli, il n’est pas bien du tout. Voilà qu’il fait un malaise et des collègues s’occupent de lui. Lorsque débarque la responsable de la cellule psychologique, il passe en premier. Pedro a été très choqué. Peut-être la peur de sa vie. La psy le déclare en « premiers soins » puis en « accident du travail ».
La semaine suivante, Pedro reprend son poste, mais ça ne va toujours pas. L’isolement favorise rarement la joie de vivre, surtout au boulot. À un moment, imaginant ce à quoi il a échappé, il éclate en sanglots. Ces pleurs arrivent à l’oreille du chef de service, et Pedro est convoqué. Le contremaître lui annonce directement que, pour sa sécurité et celle de ses collègues, sa mission à l’usine est terminée.
Pedro croit comprendre qu’on lui offre une pause, et qu’il reviendra d’ici quelques semaines.
« Non, c’est terminé, lui dit le contremaître.
– Je pourrais revenir dans un autre secteur de l’usine ?
– Non, c’est terminé, on ne veut plus de vous. »
Sans autre forme de procès, Pedro se retrouve à devoir vider son casier « dans les plus brefs délais ». Quelques collègues s’en émeuvent, d’autant que certains ont eu aussi peur que lui, mais qu’ils ne sont pas sanctionnés pour autant. Encore heureux ! Le syndicat intervient, mais rien n’y fait, et Pedro se retrouve jeté comme un malpropre. Dans l’usine, la plupart des copains sont dégoûtés de la façon dont est traité cet intérimaire, mais comment réagir dans une boîte totalement arrêtée ? C’est tout, pour aujourd’hui.
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
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Cet article a été publié dans
CQFD n°94 (novembre 2011)
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Paru dans CQFD n°94 (novembre 2011)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 04.01.2012
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