« Ceci n’est pas un exercice [1] »
« Ce n’est pas une crise, c’est un système », dit un slogan des manifestations d’avril et de mai 2016, appelées à durer. Uni.e.s contre la loi Travail et le traité transatlantique en arrière-plan, beaucoup partagent la même désillusion : comment a-t-on pu voter PS ? Et face à la proposition carriériste de devenir fakir à la place du fakir des plus « progressistes » (Front de Gauche, Podemos, Syriza, etc.), on ne sent plus que la décomposition de la verticalité, de la démocratie représentative et de la personnalisation du pouvoir. Le déferlement des violences policières, l’ultralibéralisme et la malhonnêteté des « socialistes » ont tellement décharné les mots politiques de leur sens, qu’il ne reste plus qu’à tout inventer.
« Vous pensiez vraiment qu’on resterait sur Twitter », lisait-on sur des banderoles lycéennes de Bourg-en-Bresse. Ce sont les plus jeunes, celles et ceux qu’on croyait résigné.e.s à la vie 2.0 et la concurrence généralisée qui ont su les premiers déborder le syndicalisme à papa sur sa gauche pour enflammer la rue. Dans cette brèche de jouvence se sont engouffrés les intermittents, la base syndicale (postiers, femmes de ménage, restauration, etc.) et toute une frange qu’on pensait endormie ou accablée par les récents conflits intérieurs et extérieurs : les non organisé.e.s, freelances, stagiaires, auto-entrepreneur.se.s, non syndiqué.e.s, étudiant.e.s pauvres, etc. Bref, le précariat qui a su prendre les places en une constellation incertaine de Nuits Debout. À ce jour, 180 villes en France et 15 pays dans le monde ont emboîté le pas de la place de la République parisienne, avant le Global Debout prévu le 15 mai, date anniversaire de l’occupation de la Puerta del Sol qui, à partir du constat que les politiciens ne nous représentent pas, avait permis d’organiser de puissants combats contre la crise du logement et les politiques d’austérité de l’État espagnol.
« Que revive la Commune », ce tag trône depuis les débuts du mouvement sur la bouche de métro de la place de la République, et nomme un désir qui s’affine et se socialise. Le chemin sera long, mais à travers l’organisation autonome de groupes d’action, l’appui aux réfugié.e.s, la place réaffirmée des femmes ou des quartiers populaires, ce sont des valeurs de solidarité qui reviennent en force. Sur les places, la parole a été prise. Sans évidence : au milieu des revendications particulières et des mises en commun, émergent des maladresses, des désaccords, des conflits même. Quoi de plus logique quand les murs des chapelles militantes se fissurent ? Au final, les occupations de l’espace public s’ajoutent aux manifestations, ZAD, actions directes, entraides de quartier, repaires associatifs et autres outils de lutte pour fabriquer un monde débarrassé du capitalisme. À la suite des attentats de 2015, politiciens, journalistes et animateurs nous exhortaient à retourner le plus vite possible à la vie normale. Raté. Après ce beau mois de mars, nous serons beaucoup à ne plus retourner ni à la normale, ni à l’état d’exception. Contre leurs guerres, leurs profits et leur tristesse, continuons de scander : « On est nombreux, on fait ce qu’on veut ! »
Dessin réalisé pour le 15-Mai espagnol en 2011 par le grand Eneko, et solidairement traduit pour ce numéro de CQFD & Nuit Debout.
La Rédaction
À l’aube de nouvelles Nuits
Non, la République n’est pas le centre du monde. Les banlieues et les quartiers se lèvent aussi ! Reportage à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis et sur la place des Fêtes, à Paris, où, loin des grands médias, on fait aussi sa Nuit Debout, même avec peu de monde.
Samedi 23 avril, 15h, Aubervilliers. « Puisqu’on est pas nombreux, on pourrait se rapprocher et se passer de micro, peut-être ? » Pas la peine de procéder à un vote, comme un seul homme, la petite trentaine de personnes présentes se resserrent dans un coin de la place de la Mairie. Cette après-midi-là, tout semble déserté, même le manège pour enfants. Un petit vent frais vient donner une touche presque hivernale à ce second rassemblement d’Aubervilliers Debout, mais pas de quoi décourager la trentaine de courageux militants, travailleurs, profs, chômeurs ou étudiants.
La plupart des présents (de 6 à 66 ans) semblent se connaître, mais pas forcément depuis longtemps. Il y a aussi quelques curieux, pas seulement blancs, qui resteront silencieux toute l’après-midi, mais écouteront d’un air particulièrement studieux : deux femmes portant des voiles aux couleurs chatoyantes, avec leurs enfants qui s’amuseront dans la « crèche autogérée », deux gars un peu en arrière, le regard grave, ou encore Sophie [2], jeune infirmière récemment installée à Aubervilliers, « très contente de participer à cette réunion ». Comme à Paris, comme partout, on prend les tours de parole et on essaie de respecter l’avis de chacun dans le temps imparti. Ce n’est pas toujours facile ! Gérard a une furieuse envie de parler. Le médiateur : « Je t’inscris ? » Réponse : « Non, non ! » Ce qui ne l’empêche pas de s’étendre un peu longuement sur l’histoire du syndicalisme en France et parle à la place des autres : « Ici, on a tous voté Hollande et on est tous déçus. Moi, je suis cheminot syndiqué CGT, et les Nuits Debout, je suis à fond pour. » Au moment de partir, il ira chaleureusement serrer la paluche de toutes les personnes présentes. Quelque chose de familial se dégage du rassemblement où se disent de belles et fortes choses, dont un attachement pour Aubervilliers et ses habitants.
Le premier débat, sous des airs austères et techniques, est en fait un point essentiel qui surgit lors de ces Nuits Debout en périphérie de celle de République – celle qui passe à la télé. Ici, on se demande s’il faut, pour la journée de mobilisation nationale du 28 avril, faire une manif à Aubervilliers, puis rejoindre celle de Saint-Denis, puis celle de Paris. Avec ou sans les syndicats ? On craint une « récupération par les syndicats », et aussi « d’être assujettis à Paris ». En réalité, on se pose la question de la pertinence d’une déclinaison albertivillarienne, locale, de la Nuit Debout. Un type y va même fort : « Ici, à trois pelés et un tondu, on ne sert à rien. C’est une mise en scène, le micro, les votes, les affiches... À la limite du ridicule. » D’ailleurs, il ne restera pas longtemps et n’aura pas la chance d’entendre la réponse de Cécile : « C’est pas grave d’être ridicule. Il faut bien lancer le mouvement, la mise en scène, ça sert aussi à ça. C’est légitime d’être ici, même peu nombreux. »
Autre ambiance, mais même question, à la place des Fêtes, le soir même. Dans ce quartier du 20e arrondissement de Paris, encore populaire, mais soumis à la gentrification généralisée de la capitale. Pourquoi faire une Nuit Debout de quartier ? « Pour être plus proches. Pour être dans des actions locales plus efficaces. » Ici, les nuitdeboutistes se sont rassemblés à une soixantaine dans la fontaine sèche qui forme une arène toute trouvée. Pas de micro, mais de la soupe maison, du vin, du fromage et un vent glacial. Les tours de parole sont scrupuleusement respectés, les mots choisis, quelques références à tel penseur ou à tel courant d’idées fusent ici et là. Studieux, concentrés, plus âgés qu’à Aubervilliers… Quelques visages familiers du mouvement anti-CPE de 2006. Sara : « Si on part sur des grands débats comme la laïcité, les religions, la constitution, tout ça, on va s’engueuler. On est là parce qu’on partage un sentiment de révolte et l’envie de faire des choses localement. » On constate que pour chaque proposition d’action, il faudrait proposer aussi des rendez-vous pour les mettre en place. Khader, emmitouflé sous sa capuche et grelottant de fièvre, explique sommairement comment communiquer sur le Web et se propose pour mettre en place des outils : blog, mailing-list... Sara propose une « gratuiteriat » (proposer gratuitement des biens dont on n’a plus besoin).
Mais d’Aubervilliers à la place des Fêtes, la question récurrente est celle de savoir comment faire en sorte que les habitants du coin s’en mêlent, les jeunes, les familles, les travailleurs et ceux qui galèrent. Un doute commun : est-on légitime ? Les deux assemblées se trouvent in fine trop blanches, trop intellos, trop classe moyenne, trop masculines. Aubervilliers, 80 000 habitants, est l’une des villes les plus pauvres de la région la plus riche de France. « Il faut qu’on s’interroge sur la représentativité des gens qui sont là. On ne ressemble pas vraiment aux habitants d’Aubervilliers. » Le petit groupe semble pourtant plutôt diversifié [3], d’origine comme de genre. Amine n’en démord pas : « Les habitants, les jeunes, il faut aller vers eux, les informer, sans lâcher. » Mais pour Hélo : « Les habitants des quartiers, ils sont déjà dans l’extrême précarité, dans des vraies galères de survie. Alors, la Loi Travail, ça ne leur parle pas du tout ! » On cause violences policières, que les jeunes d’ici vivent au quotidien sans que personne n’en parle, alors que celles que subissent les lycéens de Paris font le tour des médias. Hélo, encore : « Ce matin, au marché, je tractais en disant “Mobilisation contre la Loi Travail”, et personne ne prenait mon tract. Puis j’ai vu que Cécile disait : “Aubervilliers Debout”, et que les gens lui prenaient les tracts. Parce que la Nuit Debout, ils connaissent, ça passe à la télé, ça les intéresse même plus que la loi Travail. Alors, peut-être qu’il ne sont pas là aujourd’hui, mais l’idée fait son chemin. » Francis : « On espérait que, l’après-midi, les familles viendraient plus. Mais de toute façon, on se doutait qu’on serait pas nombreux aujourd’hui. Je crois que le plus important, c’est d’être là, chaque semaine. Les gens passent, ils nous voient, ils s’approchent. La semaine prochaine, on sera plus. » À ce moment-là, un mariage sort de la mairie sous les youyous et frôle la petite assemblée.
Place des Fêtes, Lucas propose d’aller inviter les sans-papiers d’un foyer voisin pour faire un potager sur la place. D’autres préconisent d’aller tracter lors du marché, d’aller causer avec les habitants des tours qui bordent la place… Une jeune femme fait tout de même remarquer qu’il « n’est pas possible de savoir qui est précaire et qui ne l’est pas. On ne peut pas en juger simplement sur l’apparence des gens. Moi, aux Nuits Debout de République, je suis bien incapable de juger qui est dans la galère ou non, pourtant on entend souvent que c’est un rassemblement de bobos. C’est pas la question ! Si on est là, c’est qu’on a quelque chose à y faire. » À Aubervilliers, Francis, jeune homme aux longues dreads rousses, pouvant passer pour un de ces bobos honnis, explique que depuis qu’il a été viré de chez Picard parce qu’il voulait aller pisser, il n’est plus certain de pouvoir payer son loyer : « Je suis pas sûr de ne pas me retrouver à la rue le mois prochain. » Oui, est légitime celui ou celle qui vient. « Mais si les Nuits Debout avaient existé quand je me suis fait virer, il y a deux ans, peut-être qu’on aurait pu faire quelque chose ? »
D’Aubervilliers à Paris 20e, l’inquiétude était palpable quant à l’avenir du mouvement. Une ombre désignée avec quasiment les mêmes mots : « Bon, ce mouvement, on a vu ce que ça pouvait donner en Espagne et en Grèce, et ça a débouché sur des partis politiques. C’est sûr que ce n’est pas ce qu’on veut... » Oubliant toute déontologie et devoir de réserve (qu’il n’a jamais eu), le reporter de CQFD prend la parole sur la place des Fêtes, pour rappeler que le mouvement 15-M et les Indignados [4] avaient accouché de bien d’autres choses que Podemos. Julien : « Ce qui est vraiment fort comme action, et surtout localement, c’est l’organisation de groupes de défense. Qu’un de vos voisins se fasse expulser, un coup de fil, et il y a 50 personnes motivées qui viennent pour le défendre. Pareil pour des questions de boulots, de papiers. Puisqu’on parle de construire quelque chose qui dure et qui intéresse vraiment et concrètement les gens d’ici... » Les mains se lèvent et gigotent. Emporté par l’émotion, le petit gars de CQFD s’applaudit lui-même, ce qui fait rire l’AG. C’est vrai que ce n’est pas grave d’être ridicule.
Julien Tewfiq
Breaking News : Aubervilliers Debout a décidé, lors de l’AG du 30 avril, de soutenir les habitants menacés d’expulsion, comme c’est déjà le cas pour Sophie et Sébastien. À suivre...