Film
À fleur de banlieue : Les Gracieuses, de Fatima Sissani
Après La Langue de Zahra, film inattendu sur sa maman analphabète – mère au foyer kabyle exilée en région parisienne et qu’on découvre poétesse au fil de ses allers-retours entre la France et le bled –, la réalisatrice Fatima Sissani a récidivé avec la troisième génération. Les Gracieuses donne à voir une histoire d’amitié entre filles de banlieue, dans un subtil mouvement qui va du quotidien jusqu’à la réflexion sur les identités croisées qui dérangent ce pays. « Leïla est ma nièce et je l’ai toujours vue avec sa bande. On en rit dans la famille : à la moindre fête, à chaque mariage, Leïla demandait si elle pouvait venir avec ses sept copines. Je les ai vues grandir et pousser de plus en plus loin les limites de la solidarité. Elles ont toujours été là les unes pour les autres, dans les moments difficiles, et aussi dans les grands événements de leur vie. Et ça, ce sentiment amoureux et collectif, ça m’émeut beaucoup. » Entre interviews face caméra et scènes de convivialité ou au travail, le film montre ce qui fait la solidité de leur joyeuse amitié.
« Ce qui m’a le plus étonnée, au cours du tournage, c’est l’absence de colère. Je suis de la génération antérieure, et j’ai eu beaucoup de colère, à leur âge, sur l’immigration, sur les quartiers populaires, sur le sort qui nous a été fait. Néanmoins, il y a chez elles une hypersensibilité à l’injustice. Elles ne laissent rien passer. Et puis aussi une grande générosité, entre elles et envers les autres. Nedjma revient régulièrement chez elle sans écharpe, sans bonnet, elle les donne aux clochards. » Pour elles, l’émancipation semble passer par le travail. « À mon époque, l’outil, c’était les études. Aujourd’hui, après deux décennies de casse des services publics, la situation est beaucoup plus dure. » Indépendantes, les filles s’habillent comme ça leur chante et bavardent librement au pied de leur immeuble. Khadija en rit : « Les gens te disent rarement “Ouah !, tu vis en cité ? C’est super !” » Et la pression sociale, si souvent mise sur la sellette par les médias ? Leïla raconte les grands frères trop protecteurs, mais « elles sont chez elles, nuance la réalisatrice, et puis l’étape difficile, c’est à l’adolescence, quand les gamines éprouvent le besoin de cacher leur corps, de passer inaperçues. Leur groupe est un lieu d’épanouissement – ambiance qui manque souvent aux milieux militants, c’est peut-être pour ça qu’on y croise si peu de gens des quartiers populaires. » Pour Fatima, « ces filles-là sont dans une belle humanité ».
Djilali, frère de Leïla, se marie avec Rokia, une fille de la bande, d’origine malienne. Il n’apparaît que pour les noces, comme cela arrive si souvent aux femmes dans les films. « Ce n’est pas une démarche idéologique. Ça traduit tout simplement une culture, où la solidarité féminine est très ancrée, active, quotidienne. C’est vrai que, comme dans La Langue de Zahra, il n’y a pas d’hommes dans Les Gracieuses. Je n’avais pas fait exprès pour Zahra et ça m’a été renvoyé lors des projections. Avec mon deuxième film, je savais. » Réunies dans une cuisine, les amies regardent des photos de leur enfance et parlent d’avenir. L’idéal, pour elles, ce serait de vivre dans le même immeuble, pour que leurs enfants grandissent ensemble. « Et on s’est dit que si jamais on se mariait pas, raconte Kenza, on pourrait vivre toutes dans une grande maison ! Ça serait encore mieux ! » Sihem confirme au milieu des rires : « On préférerait cette option-là plutôt que l’histoire du mari et des gosses ! » Ce qui n’empêche pas la complicité avec les garçons. « Leur absence dans le film tient aussi à la violence avec laquelle cette société traite les jeunes hommes maghrébins, précise Fatima. C’est dix fois plus dur pour les mecs, avec eux, la discrimination est super trash. Ils ne voulaient pas être filmés. Il faut dire qu’aujourd’hui, tu ne peux plus te pointer dans une cité et filmer. Les gens ont acquis une vraie conscience de leur image et de la manipulation qu’on peut en faire. Et ils ont bien raison, je trouve ça salutaire. Juste avant le tournage, Arte a diffusé un doc’ scandaleux, La Cité du mâle – tu pressens déjà dans le titre le discours qu’on va te tenir. Certains de leurs copains y apparaissent et ils se sont sentis piégés. » Autre explication : « Je n’ai pas filmé non plus leurs amoureux, pour respecter une espèce de consensus entre nous et nos parents, qui nous ont fait comprendre : “Faîtes ce que vous voulez, mais ne nous le dites pas.” Et puis, j’aime bien les gros plans, et ce film est un gros plan sur les femmes. Avec les mecs, il y aurait peut-être eu plus de colère, mais surtout plus de tristesse. » On se demande : mais où est le frère qui deale, le cousin radicalisé sur Internet, l’oncle tombé pour braquage ? Les producteurs et les diffuseurs ont dû être désappointés ! « Oui, ils sont décontenancés par la bienveillance, tellement habitués qu’ils sont à maltraiter l’image des quartiers, des chômeurs, des jeunes issus de l’immigration, des femmes voilées. »
Pour le coup, certains regards militants et les exigences de la production mainstream coïncideraient dans la même frustration face à ce film de femmes de banlieue qui ne décrit pas l’enfer. Trop tendre, Fatima Sissani ? Disons plutôt qu’elle prend à contre-pied les clichés dans lesquels s’embourbe trop souvent le discours sur la condition féminine dans les quartiers. Naïves, ces jeunes femmes ? Pourtant, il suffit d’assister au débat après une projection, comme le 3 mars à l’Alcazar – bibliothèque municipale de Marseille –, pour se rendre compte à quel point le film met le doigt là où ce pays fait mal. Grâce à l’entrée libre, les questions venaient d’un public varié. « Pourquoi y a pas de Blanche dans leur bande ? » – sous-entendu : elles font pas du racisme anti-Blancs ? « Pourquoi les faire parler de l’être, au lieu de parler du faire ? » – sous-entendu : n’y a-t-il pas là une crispation identitaire ? Le thème de l’identité est en effet abordé dans le film : « On est françaises, on est algériennes, on est musulmanes, et on est aussi les petites-filles du FLN », déclare Kenza, la seule à être née en Algérie. « J’ai l’impression que pour eux, s’intégrer, c’est oublier d’où on vient », s’interroge aussi Rokia.
« Pourquoi avoir choisi un juif pour représenter les riches ? » – cette question venant de la salle est elle aussi suspicieuse, mais surtout tordue. Dans la scène récriminée, on voit Myriam rendre visite à M. Bloch, chez qui elle a travaillé comme aide-ménagère. Le lien établi entre ce vieux monsieur résidant dans le XVIe arrondissement de Paris et la jeune banlieusarde est touchant. La tendresse paraît réciproque. Assise sur un banc, Myriam raconte ensuite le choc culturel qu’ont supposé ses premiers pas dans les beaux quartiers. Elle décrit le style de vie de ces bourgeois dont elle aurait voulu, les premiers temps, imiter l’accent et la façon de s’habiller : « J’ai fini fière d’être une fille de banlieue. Grâce à la cité, à nos mères, on est généreuses, on est unies. Ici, quand la femme de M. Bloch est tombée malade, tout l’immeuble l’a su, mais il n’a eu le soutien de personne. J’ai l’impression qu’ils ne sont pas heureux, ils ne se font pas plaisir, ils sont toujours en train de compter. » Il n’est à aucun moment question de juif ou pas juif.
Quand ces gracieuses parlent de la langue comme stigmate, elles le disent dans un français impeccable, « parce qu’elles sont intelligentes et qu’elles s’adaptent ». Devant la caméra, pas question de faire la bête de foire en parlant verlan. « Le complexe de classe que suppose ne pas savoir “bien parler”, ça renvoie au sort qui a été fait dans ce pays aux langues, à toutes les autres langues. Ici, à la radio, tu n’as pas un accent, d’aucune région de France. À la limite, l’accent de Marseille ou de Bordeaux est toléré pour les commentaires de foot. Une langue, un peuple, une religion. » Ou une laïcité excluante. « Oui, drôle d’universalisme ! » Fatima se souvient que La Langue de Zahra (diffusé uniquement sur France3-Corse, est-ce un hasard ?) a été reçu avec intérêt à Aurillac, à Lille, partout où des parlers locaux ont été niés. « Et puis, le problème en Algérie et en France, c’est que la mémoire de la guerre nous colonise. Elle pèse très très lourd, dans ma famille. En émigrant après l’indépendance, mes parents ont même eu le sentiment de perdre leur légitimité à parler. »1
1 Fatima Sissani prépare un troisième film sur la mémoire de la guerre d’Algérie.
Cet article a été publié dans
CQFD n°143 (mai 2016)
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Paru dans CQFD n°143 (mai 2016)
Dans la rubrique Culture
Par
Illustré par Leïla Sidi-Mohand
Mis en ligne le 30.05.2016
Dans CQFD n°143 (mai 2016)
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