Bouquin
Gadjo ! Mange tes morts !
Il y a un peu de théâtre dans cette scène. La famille Maier débarque au comico. Une amende de 4 000 euros pèse sur les Manouches pour avoir osé stabiliser leur terrain avec une nappe de graviers – aux moindres pluies, l’endroit vire gadoue. Si le terrain leur appartient bel et bien, il est resté, par un étonnant hasard, non constructible alors que tout autour les maisons ont poussé. Discrimination ? « Putain, on est français depuis 1570 ! » se lamente Archange sur un banc de la maison poulaga. « ... Mais on fait pas partie de la société ! » ajoute Abraham. « ... Si ! Pour souffrir ! » conclut Azzo d’un profond lamento. Puis d’ajouter plus tard devant un flic affairé sur son clavier : « J’ai déjà été en prison, moi. J’ai volé une boîte de sardines. Le juge m’a demandé combien y avait eud’ sardines dans la boîte. J’ai répondu trois sardines. J’ai eu trois mois ! » Perdu dans le décompte, le flic répète à voix haute : « Trois mois, vous dites, pour trois boîtes de sardines ? »
« – Non, non ! Trois mois pour trois sardines ! Heureusement que j’avons point tchourave une boîte eud’ p’tits pois ! Hahaha ! »
Azzo, c’est son nom pour l’état civil français. Dans le clan manouche, on l’appelle Pioupiou à cause de sa cervelle de moineau. Archange, c’est Tinoir because une certaine matité. Tinoir, c’est la figure de l’album. Il est une sorte de patriarche, un fragment de cette mémoire tsigane lézardée de persécutions. Surtout, c’est lui le grand négociateur face aux gueules d’huissier et de pandore qui se ramènent inlassablement pour dégager les nomades dès que se posent les caravanes sur un bout de terre. Tinoir n’a eu qu’un seul amour, une seule femme : Marie. Son nom de voyageuse : La Blanche. Tinoir et La Blanche, des blases pareils, on dirait le couple sorti tout droit des studios Disney. On en est loin. Enfant, La Blanche a crevé de faim derrière les barbelés du camp de concentration de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire). Elle en a conservé quelques stigmates : « Un corps de petite taille et la peau sur les os. »
Montreuil-Bellay, le dessinateur Kkrist Mirror y avait consacré un précédent album : Tsiganes. Obsédé par la question gitane, Mirror récidive en 2016 avec le sublime Manouches. Cinq ans de boulot, un travail d’orfèvre étalé sur 130 pages : l’artiste nous offre un noir et blanc aux effiloches incertaines, canevas d’ombres en torsade. Les Manouches viennent d’Inde, l’encre de Mirror de Chine. Résultat : de ce graphite fort en contraste naissent des lavis de larmes, de mots complices et de colères usées. C’est qu’au fil des siècles, la damnation des Manouches se rejoue inlassablement à la manière de ces antiques mythologies grecques. Le pinceau de Kkrist Mirror a délaissé les villes et les routes pour tracer les visages. Sourires frondeurs, danseuses extatiques, regards tour à tour épuisés ou hallucinés, Manouches se lit comme un album de famille.
Signal d’alarme
L’ambition de ce nouvel album est claire : donner à voir à quoi ressemble le quotidien des derniers nomades aujourd’hui. L’histoire de Tinoir et La Blanche, l’auteur y a eu accès grâce à son ami Daniel Brossard, instituteur itinérant auprès d’enfants manouches. Pendant que ce dernier faisait la classe, Kkrist Mirror donnait bénévolement des cours de dessin. L’histoire qu’il raconte se passe sous les années Sarkozy, mais elle est toujours valable aujourd’hui. « Valls poursuit la même politique que Sarkozy », résume l’auteur au téléphone. Gitan, Tsigane, Rom, Manouche, qu’importe le flacon, l’ivresse du bouc-émissaire sera toujours assurée. Kkrist : « Tu te souviens du maire de Cholet qui avait déclaré en 2013 qu’Hitler n’en avait pas tué assez ? » Sa saillie génocidaire avait valu au député-maire Gilles Bourdouleix une amende de 3 000 euros. Une paille. Finalement annulée par la Cour de cassation, en décembre 2015, au prétexte que les propos avaient été tenus hors de tout cadre public ! Faut pas pousser, c’est pas comme si Bourdouleix avait tchouravé une boîte de sardines.
« Là où j’habite, il y a pas si longtemps, les Gitans pouvaient encore chiner. Même s’ils se faisaient bouffer par les chiens des paysans, au moins ils circulaient. Maintenant, ils ont même plus le droit. Dès qu’ils passent, les mairies appellent la gendarmerie et on leur fait la misère », raconte l’auteur. Essayant de recoller les morceaux d’une histoire fragmentée au gré des États-nations, Tinoir dénude la métaphore du « Talon d’fer... La machine des puissants qui veut de nouveau anéantir les petits en leur prenant tout... » Aux sédentaires arrimés à leur lopin de terre ou à leur pavillon de banlieue, il adresse cette mise en garde : « Ça a toujours commencé par nous, on est le signal d’alarme des sociétés ! » Le temps de quelques pages, Kkrist Mirror a bâti une passerelle entre eux et nous. Ne pas se leurrer cependant, l’enjeu dépasse le cadre de l’empathie et frôle la mise en garde : « À chaque fois qu’on s’attaque plus sévèrement aux Manouches, c’est mauvais signe pour tout le monde. C’est eux qui ont essuyé les plâtres des premiers camps de concentration suite aux lois eugénistes des années 1920. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°143 (mai 2016)
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Paru dans CQFD n°143 (mai 2016)
Dans la rubrique Bouquin
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Mis en ligne le 22.06.2018
Dans CQFD n°143 (mai 2016)
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