Tout apparaît à la fois fragile, éphémère et en même temps immuable, éternel. Dans ce pays qui a subi tant de calamités, de famines, de guerres, une vie ne vaut pas cher et l’énergie vitale de la jeunesse est débordante. On y perçoit une tension permanente entre une explosion qui semble imminente et une sorte de sagesse héritée d’un sort commun, qui se manifeste dans les gestes quotidiens, les attitudes faites de respect mutuel, de dignité et de… gentillesse [1].
Le pays n’a pas connu de rupture coloniale. Certes, les fascistes italiens s’y sont installés pendant cinq ans, de 1936 à 1941, mais conquérir n’est pas coloniser. C’est d’ailleurs un désir de revanche qui animait Mussolini : quarante ans auparavant, en 1896, les troupes italiennes avait été taillées en pièces par Ménélik II, à Adoua, dans le Tigré [2]. La fierté d’appartenir à une nation qui n’a jamais été colonisée permet une relation apaisée, motivée par la seule curiosité, avec les quelques visiteurs faranjies (« Francs ») qu’on croise. On n’exprime vis-à-vis d’eux ni complexe d’infériorité, ni ressentiment d’anciens colonisés.
Au bout de quelques semaines, ce qui frappe et provoque un sentiment de vertige, c’est la démesure et le paradoxe : le choc entre la pérennité d’une antique civilisation et les contraintes imposées par une modernisation impitoyable, aveugle. La métropole d’Addis-Abeba [3], par exemple, est constituée à 80 % d’un habitat de type « favelas » où la vie est trépidante, où foisonnent les petits commerces... et dans lequel sont fichées de gigantesques tours, des quartiers entiers de tours de béton au pied desquelles survivent des groupes de mendiants, dont on ne sait pas bien si certains sont encore en vie. Ce décor urbain se retrouve dans la plupart des agglomérations éthiopiennes.
Des zones les plus urbanisées aux villes moyennes et à la campagne, les deux principales religions, chrétienne et musulmane, se livrent à une concurrence architecturale débridée. Les églises orthodoxes et les mosquées, des plus monumentales aux plus modestes, se côtoient et poussent comme des champignons. Chaque religion veut imposer son prestige à l’autre et faire montre de son influence et de sa richesse. Un peu plus de 50 % des Éthiopiens sont de religion chrétienne orthodoxe copte [4], 40 % pratiquent la religion musulmane et le reste est animiste.
Le pouvoir du clergé orthodoxe s’affiche dans la vie quotidienne : il n’est pas rare de voir des jeunes, filles et garçons au look branché, s’arrêter dans la rue pour baiser la croix ou la bague d’un prêtre qui les bénira en retour, ou lui offrir le prix de sa place dans un minibus.
Loin d’être un appendice lointain et isolé du continent africain, l’Éthiopie – il faut inclure de ce point de vue l’Érythrée actuelle, puisque leurs histoires ont été communes jusqu’en 1993 – a été un carrefour extraordinaire de cultures et de civilisations qui ont fondé son histoire – et sa spécificité. Dès le IVe et Ve siècles, le royaume chrétien d’Aksoum, au nord du pays, développait des relations commerciales et politiques avec la vallée du Nil, Alexandrie, Rome, Palmyre en Syrie, et l’Extrême-Orient, jusqu’au sud de l’Inde.
Démesure dans l’espace : sa topographie d’abord – deux tiers du pays sont situés entre 1 500 et 4 500 mètres d’altitude : hauts plateaux culminant à 2 000 ou 3 000 mètres, déchirés de rivières encaissées, gorges profondes, massifs escarpés. La vallée du Rift est une cicatrice béante de 6 000 kilomètres de long. La fracture s’ouvre en Syrie et se prolonge dans la mer Rouge, traverse l’Éthiopie du nord au sud et sillonne le paysage jusqu’au Mozambique. Les Hautes-Terres ont été historiquement le lieu du pouvoir, le refuge des lieux saints, de l’élite aristocratique. De là est partie la reconquête du pays entreprise par Ménélik à la fin du XIXe, qui donna à l’Éthiopie ses frontières actuelles.
Démesure dans le temps : depuis vingt siècles, une entité politique, un État se réclamant d’une civilisation écrite, puis d’une tradition chrétienne venue du Moyen-Orient, se perpétue sur les hauts plateaux de la Corne de l’Afrique. « Pour les chrétiens éthiopiens, cette terre est un don de Dieu […]. Jusqu’à Haïlé Sélassié, ses seuls dirigeants légitimes descendaient de Salomon, comme les rois d’Israël. La culture éthiopienne trouve ses racines dans une histoire sainte [5] ».
Au XVIe siècle, l’Empire chrétien amhara a bien failli disparaître, emporté par le djihad du Gragn. En 1531, les troupes musulmanes assaillent les hauts plateaux. Aksoum tombe en 1535. Mais en 1543, le Gragn (le gaucher en arabe) est tué. Son armée, vaincue grâce à l’intervention du roi très catholique du Portugal qui, pour sécuriser la route des Indes, disposait d’une flottille dans la mer Rouge, se replie sur Harar d’où il était parti. Mais le traumatisme lié à cette invasion va perdurer. Les basses terres, d’où était parti le djihad, resteront pour des siècles une terre vue comme impie, dangereuse, peuplée de barbares incultes, de primitifs. Néanmoins, l’islam aura laissé son empreinte pour toujours, en particulier à l’est et au sud du pays. De plus, les Oromos, éleveurs et agriculteurs venus du sud, profitant de l’affaiblissement du royaume chrétien, entamèrent de leur côté une lente progression vers le nord, l’est et l’ouest pour s’installer jusqu’aux marches de l’empire. Qui devait ensuite les soumettre en les réduisant à un état de quasi-esclavage.
Le système monarchique, qui promouvait la modernisation du pays tout en perpétuant le cadre autoritaire traditionnel, féodal et religieux duquel le négus tirait sa légitimité, n’a pas fondamentalement disparu. Il a évolué. Le respect de la hiérarchie qui fondait un Empire chrétien sacralisé marque encore aujourd’hui la société éthiopienne, même si, ces quarante dernières années, le pays a subi l’accélération de l’histoire :
– Déclin et fin de l’ancien régime avec la chute de Haïlé Sélassié ;
– Élan irrésistible, puis fossilisation de la révolution du Derg avec Mengistu et son marxisme officiellement athée, militaire et nationaliste ;
– Libéralisme actuel, affiché et fondé sur le nationalisme et le poids de l’État, accompagné de l’expropriation brutale des paysans.
En décrétant en 1975 une réforme agraire radicale, les militaires voulurent à la fois affaiblir le pouvoir amhara, fondé sur la propriété foncière des princes, et redistribuer les terres aux paysans. Ayant reconnu dans la Constitution l’égalité entre les cultures et les peuples d’Éthiopie, la révolution formulait le projet de changer leur répartition et leur habitat de façon à favoriser leur fusion et l’éclosion d’« un peuple socialiste ». Seulement voilà, le peuple n’est pas quinquennal ! Et si la chute du négus (roi des rois) et la révolution avaient au début soulevé l’enthousiasme des paysans, les jeunes idéologues – des étudiants chargés d’aller prêcher la bonne parole dans le pays – furent rapidement reçus à coups de lances et de kalachnikovs par des peuples qui refusaient d’abandonner leurs terres, leur longue expérience de cultivateurs et leurs lois coutumières régissant la propriété des sols. Ce que le pouvoir nommait « villagisation » dissimulait une déportation massive dans des espèces de kolkhozes isolés sur des terres sans ressources. Le pouvoir dut faire face à un soulèvement, du nord au sud, de la population paysanne, qualifiée entre-temps d’arriérée. La répression fut sanglante. Le règne du négus rouge et de ses militaires, de 1974 à 1991, se solda par la disparition ou l’exécution d’environ 200 000 personnes. Mengistu alla jusqu’à bombarder certaines villes du nord-est du pays. En 1991, il s’enfuit au Zimbabwe, abandonnant son armée, dont les survivants vont constituer une part importante des mendiants, souvent infirmes, qui peuplent les trottoirs des zones urbaines.
En 1991, les forces du Front populaire démocratique révolutionnaire éthiopien (FPDRE), alliées au Front populaire de libération du Tigré (FPLT), instituent un gouvernement provisoire. En 1994 ont lieu les premières élections démocratiques. De façon à concilier les intérêts souvent antagoniques des quelque quatre-vingts ethnies du pays, 547 députés ont rédigé et adopté une nouvelle Constitution qui régit la République démocratique fédérale d’Éthiopie jusqu’à l’heure actuelle.
Malgré sa reconnaissance du droit des peuples à la sécession, cette Constitution n’empêche pas l’indifférence et le mépris des pouvoirs successifs envers la population. C’est sans vergogne aucune que le pouvoir actuel expulse ou déporte à sa guise, sans compensation financière, la population rurale, paysans ou éleveurs. Quand on sait que 80 % de la main-d’œuvre travaille dans l’agriculture, on mesure la gravité des catastrophes dont l’avidité des classes dirigeantes fait le lit. L’État brade les terres aux grands groupes internationaux, chinois, saoudiens, indiens, européens et américains, leur accordant des concessions pour 100 ou 150 ans. La Chine, par exemple, est chargée de construire la bien nommée « route chinoise », qui traversera le pays d’est en ouest, et dont les explosifs et les bulldozers éventrent les villages qui se trouvent sur son chemin, les asphyxiant dans un nuage permanent de poussière et exploitant sauvagement leurs habitants sur ses chantiers. L’Arabie Saoudite a pris possession d’immenses zones humides à l’ouest du pays, en prévision d’un manque d’eau chez elle, et alors qu’une terrible sécheresse s’annonce depuis deux ans. Les conditions sont encore une fois réunies pour qu’une terrible famine s’abatte sur le pays [6]. Les Oromos [7], qui représentent 35 % de la population, manifestent depuis novembre 2015 pour protester contre un projet d’agrandissement d’Addis-Abeba. Ils craignent à juste titre que l’on oblige les paysans à quitter leurs terres ancestrales. Au cours de la décennie écoulée, 150 000 fermiers oromos ont dû abandonner leurs villages. Et en décembre 2015, lors de deux manifestations de masse, 140 personnes ont été tuées.
L’État a donc besoin d’une armée forte et d’une police omniprésente. Cela lui coûte cher [8] et le pousse à faire appel à de nouveaux investisseurs. La boucle est bouclée et se resserre au cou des Éthiopiens. Et la question récurrente posée à tous les gouvernements depuis le début du XXe siècle reste irrésolue : comment maintenir l’ordre des choses en centralisant à outrance le pouvoir politique [9] tout en satisfaisant, partiellement au moins, les aspirations régionalistes, linguistiques, religieuses des ethnies, toujours considérées comme menaçantes ?
Équilibre précaire aggravé par une irrésistible poussée démographique. Les négus achetaient les notables des régions qu’ils venaient de conquérir. Mengistu imposait aux États fédéraux nouvellement créés une bureaucratie s’étendant jusqu’au plus petit village. Un tracé assez machiavélique de nouvelles frontières entre ces États permettait de jouer une ethnie contre une autre quand cela arrangeait le pouvoir central. Méthode qu’appliquent encore ses successeurs. Mais les risques d’éclatement sont grands, chaque État fédéral aspirant avec le temps à plus d’indépendance. À l’époque des négus, les hommes et les femmes étaient considérés comme des serfs ; pour Mengistu, ils étaient des ectoplasmes prolétariens en devenir ; et aux yeux des affairistes libéraux qui dirigent le pays depuis plus de vingt ans, ils n’existent tout simplement pas. Sauf quand il s’agit de les réprimer à balles réelles.
Carnets d’un voyage au « pays des visages brûlés » [10]
Addis-Abeba – 2500m d’altitude
La cérémonie du café – bunna dans toutes les langues éthiopiennes –, c’est l’affaire des jeunes femmes. À elles de rendre accueillant un devant de porte parfois sordide où les gens viennent finir de se réveiller et bavardent avant d’aller vaquer à leurs activités. Ici, toute la sociabilité se joue sur le seuil, rarement dans les maisons. Elles préparent les braises, disposent un tapis d’herbes – keitama – autour duquel les convives s’installent. Les grains verts sont grillés à la poêle avant d’être moulus au pilon et présentés au client pour qu’il en apprécie l’arôme. Le café est alors versé dans la djebena (broc en argile), où il va bouillir. Retiré du feu, on attend que le café se dépose. Pendant cette préparation, les femmes jettent de l’encens, des bois parfumés et des grains de café sur des braises qui rougeoient dans une gatcha, braséro en terre cuite. Par raffinement, le café est servi avec une plante, teni adam, dans la djebena ou posée près de la tasse. Elle le parfume et atténue son amertume.
Dans les campagnes, il est fréquent d’avoir dans le jardin enclos quelques plants de café. Jusqu’au XIXe siècle, l’Église condamnait son usage et celui du tabac, signes d’appartenance à l’islam. L’arrivée du chemin de fer à Addis-Abeba, en 1917, poussa l’onde caféière vers l’ouest : progression irrésistible du domaine du café, dont le négus disputait les bénéfices aux ras, seigneurs locaux.
Tout au long de notre voyage, dès le lever du soleil, nous chercherons le premier bunna-shop ouvert pour le plaisir de ce rituel.
Ankober – 3000m d’altitude
Voyage en minibus depuis Addis – 30 km de campagnes cultivées, de hameaux, dans une ambiance paisible et des paysages grandioses. C’est la fin de la saison des pluies. Pendant juillet, août et même septembre, il est tombé des trombes d’eau sur cette région, tous les jours, pendant des heures. En octobre et jusqu’en janvier, c’est la saison des semailles, des récoltes. Les paysans utilisent l’araire et les bœufs, la moindre parcelle est travaillée : blé, mil, sorgho, teff (céréale endémique), lentilles, pois chiches…
Ménélik II avait installé sa première capitale ici, dans le Choa, avant de choisir Addis. Quand nous disons où nous dormons, les gens éclatent de rire. Notre hôtel, qui a été fort bien conçu – grandes baies vitrées sur chaque façade –, est une coquille vide. La citerne sur le toit est asséchée et les canalisations cassées. Toute la plomberie a disparu. Il n’y a plus de prises électriques, les câbles sont à nu et l’intensité électrique très faible. « L’hôtel n’a jamais fonctionné. Il faudrait une pompe pour faire monter l’eau de la rivière, mais la municipalité n’a pas d’argent. »
Dans les échoppes, avec le café ou le thé, on sert une injéra (galette de teff) émiettée, trempée dans une sauce et servie dans une autre injéra – le ferfer. « Vous voyez, les Éthiopiens aiment tellement l’injéra qu’ils mettent de l’injéra dans l’injéra ! » L’arrivée d’un inconnu provoque un silence soudain : « Il y a beaucoup d’indicateurs de police. »
Dans la campagne, un paysan, sa kalachnikov en bandoulière, protège sa famille qui marche derrière. Des enfants nous réclament des stylos et des cahiers. Plusieurs adultes nous demandent de l’argent… et nous hésitons. Mais tout le monde donne aux mendiants, ils font partie de la société. Il n’y a pas de regard négatif sur eux. Ils sont souvent handicapés, ou alors ce sont des femmes avec des enfants en bas âge et les personnes valides en tiennent compte. Nous restons quatre jours à Ankober. Elle a imprimé son rythme à notre voyage : la lenteur, le plaisir et le temps de la rencontre, la bienveillance.
Addis-Abeba
Retour à Addis, où nous passons quelques jours. « Depuis 1974, l’État est propriétaire des terres et les paysans ont la jouissance de ce qu’ils produisent, nous explique Abel. On donnait telle ou telle parcelle à une famille en fonction du nombre d’enfants. Il n’y a pas longtemps encore, il n’y avait pratiquement pas d’argent qui circulait, la production familiale était auto-suffisante, les gens n’avaient besoin d’acheter que le sel, le sucre, la lessive… Avec l’arrivée de la télé, du téléphone, il est nécessaire d’avoir plus d’argent : une carte SIM coûte de dix à vingt birrs par jour. Et puis, ces dernières années, l’État loue les terres à des sociétés privées avec des baux de 99 ans. Les choses évoluent, dans le mauvais sens. Dans notre quartier, il y a l’eau une fois par semaine, et encore pas tout le temps ! Juste avant les élections, l’an dernier, sept personnes ont été tuées devant le local du parti d’opposition. »
Nazret (Adama, en oromo) Dans ce bus plein à craquer, il y a cinq femmes, une en niqab noir, trois avec des foulards et une tête nue. Juste devant nous, ils sont trois ou quatre qui se partagent un gros bouquet de qat et nous en offrent quelques branches. Ils vont discuter, rire vivement pendant plusieurs heures. Les autres passagers sont plutôt silencieux. Le qat est un stupéfiant qui aide à supporter la fatigue. Il enflamme l’imagination et les conversations. « Brouté » surtout par les musulmans, il se répand en ville chez les jeunes chrétiens. C’est un arbuste dont on mastique les jeunes pousses fraîches et juteuses. Tout au long du voyage, nous verrons des marchés réservés au qat et, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, tout le monde en consomme – un peu moins toutefois dans le Tigré. Sur les routes, à la verticale des précipices les plus vertigineux, il n’est pas rare que le chauffeur mâchonne son bouquet en l’accompagnant de cacahuètes et de soda, car le qat dessèche la bouche. Dans la région de Harar, les caféiers reculent devant l’expansion du qat, exporté au Yémen, en Somalie. À Djibouti, où c’est un monopole d’État, les gens y engloutissent jusqu’à 60 % de leurs revenus. « Dans les avions en partance pour Djibouti, les ballots de qat sont prioritaires sur les passagers, raconte Abel. Là-bas, une journée sans arrivage peut provoquer des émeutes. » En 2001, à cause de la baisse des cours mondiaux du café, ce stupéfiant est passé ici au deuxième rang des exportations, devant les cuirs et les peaux. Le café est toujours le premier pourvoyeur de devises. Les seigneurs de la guerre somaliens assoient leur pouvoir sur le trafic d’armes et de qat.
Diré-Daoua
Depardon et Guillebaud, dans le livre La Porte des larmes, s’attardent sur la situation de cette ville : « En soixante ans, les habitants se seront trouvés, trois fois de suite, aux premières loges pour assister à l’écroulement d’un nouveau monde qu’ils avaient vu naître. En 1935, c’est par Diré-Daoua et son chemin de fer que Haïlé Sélassié, roi depuis 1928 et empereur depuis 1931, s’enfuit devant les troupes italiennes… En 1974, c’est d’ici que partit la révolte militaire qui allait emporter le régime impérial. La première manifestation d’indiscipline eut lieu dans cette vaste province. En janvier de cette année-là, les soldats cantonnés à Gode face à l’ennemi somalien, prirent en otage et contraignirent un général venu d’Addis à manger la nourriture infecte et avariée des soldats. Quelques mois plus tard se leva la tempête qui allait emporter l’empereur. En 1991, les soldats du négus rouge en retraite livrent leur ultime combat. » Deuxième ville du pays, Diré-Daoua est un important carrefour commercial. Il y a deux gros marchés, le « chinese market » et le « qat market ».
Harar
Notre chambre a un balcon qui donne sur une place où, dès le lever du jour, les femmes s’installent à même le sol avec qat, oignons, ail, tomates, pommes de terre, citrons, oranges…, et y resteront jusqu’à la nuit. Les hommes s’affairent avec les brouettes, les charrettes à deux roues tirées par des chevaux, les bagaj (triporteurs), les 404... Les enfants nous abordent en criant « Rimbaud ! Rimbaud ! » pour nous conduire à la (fausse) maison du poète, aménagée en musée. Beaucoup refusent de parler l’amharique [11] et répondent en oromo, harari ou somali. En bas de l’hôtel, un vieux gardien enroulé dans une couverture, kalachnikov à l’épaule, se met au garde-à-vous dès qu’on entre ou sort. Nous avons acheté du qat et là, après-midi délirante… Tout nous réjouissait, nous faisait rire.
Cité fondée au Ve siècle, Harar fut capitale d’un État musulman. Nous n’y avons pas trouvé la grande pauvreté qui prend à la gorge à Diré-Daoua, à seulement 40 km de là. À l’extérieur des remparts, dans la ville nouvelle, les produits chinois ont tout envahi. Autrefois, les habitants jetaient leurs ordures par des meurtrières verticales, d’antiques vide-ordures qui débouchaient sur des cavités aménagées au pied des murailles, et les hyènes venaient y dévorer ce que l’homme dédaigne. Aujourd’hui, elles rôdent toujours et aller les nourrir à la tombée de la nuit avec un « dresseur » est devenu une attraction touristique.
Voyage en bus
Nous quittons Harar pour Awash, porte du Pays afar. Défilent de vastes plateaux pelés, parsemés d’épineux. Puis soudain un feu d’artifice de couleurs, on traverse un village avec son marché et ses ânes chargés de produits agricoles. L’habitat est éparpillé à travers la campagne, les toits en tôle brillent au soleil, à perte de vue : fruit de la politique de villagisation forcée de Mengistu.
Awash
Sur l’axe routier Djibouti-Addis, nous remontons vers Bati en longeant la rivière Awash. Le chauffeur routier nous déposera à Millé. Peuple de pasteurs semi-nomades, les Afars ont toujours déclaré la guerre à quiconque tentait d’empiéter sur leur territoire, qu’il s’agisse de leurs voisins issas, oromos, somalis, de colons européens ou du gouvernement éthiopien. Exclus des décisions politiques, méprisés, regardés comme une entrave à la modernisation, ils sont peu à peu spoliés de leurs terres les plus fertiles. Dès 1962, dans la vallée de l’Awash, à l’important potentiel hydraulique, l’État a autorisé les premières entreprises étrangères à pratiquer des cultures industrielles – sucre et coton. Projet très rentable, mais qui a obligé les populations locales à s’éloigner des rives de l’Awash. La pollution de l’eau, l’érosion des sols et la dépendance économique accrue vis-à-vis des centres urbains entraînent l’appauvrissement des Afars. Nous voulions les rencontrer, mais le désert du Danakil n’est accessible qu’avec une autorisation du gouvernement fédéral et sous escorte militaire, avec 4x4, chauffeur et guide… Très peu pour nous, et tant pis pour les paysages lunaires annoncés.
Millé
Si Awash était une ville sans centre, Millé ressemble à un centre sans ville. Ici, sur cette route en plein désert, dans un grand bar ouvert aux quatre vents, il n’y a pas de chambre à louer, seulement des lits, et chacun installe le sien à la belle étoile.
Les coiffures des femmes sont superbes, telles celles des reines d’Égypte il y a 3 000 ans, tresses serrées sur le crâne et cheveux lâchés sur les épaules. C’est à croire que les hommes afars font exprès de s’habiller de façon aussi extravagante : pagnes traditionnels, chemises occidentales, et pourtant si dignes. Hier soir, Bérihu nous parlait d’eux. Cet homme sensible et énergique est en colère : « Les Afars n’ont qu’une solution : la guerre. La police, l’armée ne vont pas sur leur territoire. Ils sont hostiles... Peut-être que dans quelques années, ils seront parqués dans des réserves. Leurs couteaux, c’est surtout pour les querelles entre eux. » Et les kalachnikovs ? « Ici les camions chargés de containers ne sont pas contrôlés. Par contre, les passagers des bus doivent descendre pour être palpés, ainsi que les ballots qui sont sur le toit ou en soute. La modernisation de l’Éthiopie ? Comme ici sur cette route ? Il y a du pétrole, mais aucune retombée pour la population, pas d’écoles, rien. »
Bati
Sur la route chinoise, le spectacle est désolant. Maisons éventrées, arbres arrachés. Les maisons restantes se retrouvent collées à la route, ébranlées par le passage des camions. Des jeunes récupèrent les pierres sur le chantier pour reconstruire plus à l’écart leur nouvelle demeure. Nous bavardons avec ces glaneurs, ils critiquent le chantier, la présence des Chinois, des capitaux chinois surtout, et les accords entre gouvernements, le mépris pour les gens. « Les Chinois » ont obtenu une concession pour 150 ans.
Le marché de Bati est un des plus grands marchés du pays, avec son « parking à dromadaires », ses quartiers aux légumes, céréales, sel, épices, tissus, vêtements… Il se dégage de ce marché un sentiment de paix… et de vie intense. Nous avions envie de tout acheter, oranges, citrons, mangues, gingembre, miel (exporté en Italie)…
Mak’alé, capitale du Tigré
La recherche d’un plan de la ville nous a conduits jusqu’à la cité administrative (mairie), immense édifice de béton. Dans une grande salle presque vide, quelques ordinateurs, des piles de dossiers posés par terre : les employés numérisent les archives. Notre demande les embarrasse. Ambiance bureaucratique et feutrée. Notre requête passe d’un service à l’autre, et c’est en murmurant qu’on nous informe qu’un fonctionnaire viendra nous chercher le lendemain à 9h à l’hôtel pour nous emmener à l’Office du tourisme.
À 1h du matin, musique à fond ! Nous logeons dans une maison de passe / night-club. Le quartier est baigné de lumières vives par les enseignes en néon des établissements nocturnes. À chaque coupure d’électricité – fréquentes –, une clameur monte : les clients protestent, puis s’extasient lorsque la lumière revient.
Tékesté le fonctionnaire nous a apporté une carte touristique du Tigré et un plan de la ville, ainsi que celui d’Aksoum, introuvables dans le commerce. En la retournant, nous nous apercevons que la carte a été arrachée à un mur, il y a encore des traces de plâtre. Dans tout ce bel édifice, c’était sans doute l’unique exemplaire. Ah, pénurie… Ah, générosité... L’accueil des touristes en est à ses balbutiements, ce qui nous réjouit.
La guerre d’indépendance contre le négus, puis contre le régime de Mengistu, s’est terminée il y a un peu plus de vingt-deux ans. La nouvelle génération est omniprésente. Les adolescents se coiffent et s’habillent de manière branchée. Nous avons dénombré vingt-cinq bars de nuit sur 200 mètres. « Oublions le passé et le futur ! », scandent ces bandes de jeunes aux crinières joliment sculptées.
Nouvelle plongée dans le temps : nous quittons Mak’alé, ville en plein boom économique et démographique, pour rejoindre le village de Yéha, où se trouve le plus ancien temple du continent, édifié par des Sabéens venus du Yémen, adorateurs de la Lune – symbole masculin – et du Soleil – symbole féminin –, huit siècles avant J.-C. Ici, rien ne paraît avoir changé depuis 3 000 ans, si ce n’est la présence de deux autocars décatis et d’une église orthodoxe accolée au temple et vieille de seulement… mille ans.
Une villageoise nous prépare le bunna et reste assise auprès de nous, ses enfants collés à elle. « Je suis contente d’être instruite, j’utilise des contraceptifs et j’ai pu décider de n’avoir que deux enfants. Les femmes qui ne sont pas allées à l’école en ont parfois huit ou dix. »
Assommés par un voyage de dix heures en minibus sur une route accrochée à la corniche d’une forteresse naturelle dont les murailles auraient plus de mille mètres de haut, et qui surplombe l’infini désert du Pays afar, enfin rendus au cœur du Tigré, nous découvrons la cité antique d’Aksoum.
Aksoum
À notre arrivée, une des plus grandes fêtes orthodoxes de l’année s’achève. Inutile de chercher une chambre, il n’y en a plus et les prix sont multipliés par trois ou quatre. C’est le festival de Meryam Zion. Lors d’une procession, la copie de l’Arche d’alliance [12] est tirée hors de l’église et présentée au public par les prêtres et les étudiants en religion.
À Aksoum s’étend un invraisemblable champ de stèles de près de trente mètres de haut, monuments funéraires de l’époque sabéenne symbolisant des maisons à étages, avec leurs fenêtres sculptées dans la pierre, en écho lointain des maisons que l’on trouve encore aujourd’hui au Yémen. Images de péplum, images bibliques, profondément ancrées en nous… Ici, le temps s’est arrêté, l’espace aussi semble en suspens. La campagne aksoumite est inchangée depuis deux millénaires. Le travail de la terre avec l’ancestral araire tiré par une paire de bœufs imprime le rythme lent des paysans et le soleil rend tout cela étincelant. « Rien n’a vraiment changé, peut-être même le paysan était-il plus heureux il y a 2 000 ans », proclame un panneau sur le site. Toujours les mêmes mules chargées lourdement, les mêmes caravanes de dromadaires, les mêmes rassemblements de femmes et d’hommes dans une lumière aveuglante, et les interminables files de piétons sur le bord des routes.
Gondar, ancienne cité impériale
Au pied des remparts de la vieille cité, dans un quartier populaire, nous tombons sur une campagne contre le sida : musique, danses effrénées et animations diverses. Le public est composé de familles, adolescents, enfants. Une jeune fille et deux jeunes hommes font une démonstration de pose de préservatif sur deux solides pénis en bois posés sur une table. Le public approuve, se marre, mais reste attentif. Un badaud maladroit fait une tentative sous les rires. Tout se passe dans la bonne humeur. L’après-midi s’achèvera avec les bougies, un loto et des volées de gamins très excités.
Retour à Addis
La politique de modernisation du gouvernement est au service des investisseurs. L’État vend ou concède les terres pour 150 ans, sans respect pour le mode de vie de la population, qui vit ou survit de l’agriculture, de l’élevage et du commerce. Les Oromos, qui constituent 75 % de la population paysanne, sont victimes de la spoliation de leurs terres, pour construire des routes, des immeubles. La pauvreté prend à la gorge, l’accès aux soins est un luxe.
Nos amis louent une grande maison et en font un usage remarquable. Les personnes qu’ils hébergent, des Érythréens, sont en attente de papiers. Dans les pièces situées autour de la cour, chacun peut rester indépendant, mais tous passent assez librement dans le salon, la cuisine et la véranda de la maison principale où vivent Noémie et Abel avec leurs enfants. La propriété, lovée autour d’un jardin, est un espace rassurant. Une petite fille récemment arrivée, à peine deux ans et demi, s’épanouit chaque jour, est de plus en plus joyeuse. La jeune mère attend pour rejoindre son mari en Suède. Une autre, avec ses deux adolescents, a pu retrouver son mari en Italie. Un couple a dû laisser son enfant aux grands-parents en Érythrée pour se réfugier ici.
On a discuté salaires. Beaucoup ici travaillent pour 300 à 600 birrs (12 à 24 euros) par mois. Ils survivent grâce à leurs réseaux familiaux : ceux qui sont restés à la campagne leur fournissent des céréales, des légumes ; ceux partis en Europe envoient de l’argent.
Sur le Web
Entre deux coupures de courant, on consulte un site qui diffuse tout ce qui est publié à l’étranger sur l’Éthiopie – après censure – « La censure coûte très cher au gouvernement », ironise Abel. 21/12/2015 à 19h : Alerte Éthiopie : Oromia : 75 morts. Les manifs ont commencé le mois dernier en Oromia, immense État fédéral qui va du Soudan jusqu’à la frontière kényane, en passant par Addis. La périphérie agricole de la capitale est en ébullition et proteste contre un projet d’agrandissement de la cité, qui a suscité des craintes d’expropriation des terres. Les forces de sécurité ont tiré, il y a eu des dizaines de morts à Shewa et à Wollega. En décembre, à Walliso, proche banlieue d’Addis, la police a tiré dans la foule, comme en avril et mai 2014. On dénonce des milliers d’arrestations, des disparitions forcées, des tortures et des exécutions sommaires. Le gouvernement accuse les opposants de soutenir les « terroristes » de l’Oromia liberation front (OLF).
La crise alimentaire de 2008 a accéléré le mouvement d’accaparement des terres par les multinationales. 60 à 80 millions d’hectares de terres les plus fertiles ont été arrachés aux petits agriculteurs par des puissances agro-alimentaires ou financières. Les petits agriculteurs ont été réinstallés de force sur les terres les moins fertiles : dans la région Gambela, proche du Soudan, 42 % des terres ont été confisquées et les éleveurs expulsés. En 2011, il y a eu 300 morts et des dizaines de femmes violées par les forces de sécurité. Le gouvernement vend les terres au groupe saoudien Saudistar ou à la compagnie indienne Karoutour, qui pratiquent l’agrobusiness pour l’exportation des agrocarburants vers l’Europe, les USA et Israël en particulier. Conséquence, depuis 2006, les importations de céréales ont explosé : 95 % du sorgho vient des USA, alors qu’en 1996 la balance alimentaire était excédentaire. « Un pillage d’État pour avoir des devises étrangères, pour développer les infrastructures nécessaires au développement du pays, en déduit Abel. C’est légal, puisque l’État est propriétaire de la terre. »
Ultime périple avant le retour
Nous descendons vers le sud en longeant la vallée du Rift. En quittant Addis en bus, nous avons découvert le spectacle déchirant des meules de foin, traces d’une ultime moisson, au pied de hauts immeubles en construction. Pendant 250 km la route est droite, toute plate. Pour la première fois, nous voyons des serres industrielles, des villages récents aux maisons alignées, héritage du collectivisme de Mengistu. Puis nous filons vers les lacs, et ensuite, presque sans transition, c’est la savane. Le lac Awassa est l’un des rares non pollués. Nous y dévorons du poisson grillé en nous défendant des voraces marabouts.
À nouveau les gorges profondes du Rift ceinturant le massif du Balé, impressionnant plateau désertique perché à 4 000 mètres. Région traditionnellement insoumise, à la fois refuge du mouvement séparatiste oromo et zone controlée par des bandits de grands chemins. Dans les rues des petites villes au pied du massif, la tension provoquée par la présence salafiste est palpable. En contrepoint, l’agréable surprise de cette gamine d’une dizaine d’années, toute de noir voilées qui se précipite sur nous pour nous embrasser effusivement.
Dans certaines villes, l’eau était coupée depuis plusieurs jours. Hôteliers et serveurs s’excusaient, désolés. Mais c’est aussi dans cette région que nous avons senti, le soir, dans des bars où se réunissent jeunes et familles, une réelle envie de chanter, danser, boire… Dans le bus du retour, nous avons discuté avec deux jeunes qui montaient à la capitale pour étudier. Ils apportaient avec eux d’énormes sacs de céréales, d’épices, leur nourriture pour toute l’année scolaire. « Eux n’iront jamais au restaurant », souligne Abel.
Dernière nuit à Addis
Soirée mémorable à Kanzatchi. Quartier populaire plein de bars ouverts toute la nuit que le gouvernement s’est mis en tête de raser et de moderniser. Dans l’un des derniers lieux traditionnels qui ait échappé à la destruction, nous écoutons les asmaris, troubadours éthiopiens qui jouent du macinko, sorte de violon à une corde typique du Tigré et de l’Érythrée. Le musicien accompagne des chanteurs ou chanteuses qui interpellent le public, le provoquent, se moquant de tel ou telle avant de l’inviter à danser. Les faranjis que nous sommes ne passons pas inaperçus et avons droit à notre lot de plaisanteries. Ces soirées sont aussi l’occasion de manifester son mécontentement vis-à-vis de la politique. Tout ceci accompagné de tedj, un hydromel local parfumé aux feuilles de houblon et servi dans une carafe en terre cuite, le bérébé. Le voyage va s’achever demain matin. Après trois mois, nous avons le sentiment de juste commencer à comprendre, d’être enfin prêts à le poursuivre. L’ivresse est proche, c’est l’heure où nous pourrions involontairement rater l’avion.
Afars : la fin des nomades ?
Peuple millénaire de la Corne de l’Afrique, les Afars sont plus d’un million et demi, dont 80 % en Éthiopie. Leur vaste territoire forme un triangle entre Djibouti à l’est, Awash au sud, les îles Dah en Érythrée au nord et les pentes des hauts plateaux à l’ouest. Peuple de pasteurs semi-nomades, ils sont pour la plupart de confession musulmane sunnite. Leur langue est d’origine sémitique. Les chefferies traditionnelles ont parfois évolué en sultanats. À partir des années 1840, certaines tribus assurent la protection, contre rétribution, des caravanes de commerçants européens qui circulent entre mer Rouge et Éthiopie centrale. Mais, à partir de 1885, avec la reconquête militaire de Ménélik II, le contrôle du territoire leur échappe peu à peu. Les côtes de la mer Rouge sont à l’époque partagées entre les puissances européennes : le Somaliland anglais, l’Érythrée italienne et la Côte française des Somalis autour de Djibouti. Des frontières coloniales sont tracées entre 1891 et 1955 et les Afars voient leurs zones de pâturage partagées entre plusieurs entités nationales – en 1993, l’indépendance de l’Érythrée ajoutera une troisième souveraineté sur leurs territoires. L’État éthiopien les a toujours considérés comme des rebelles ou des bandits, et cherche à leur imposer sédentarisation, agriculture et échanges monétarisés. Les Afars ont défendu leur mode de vie les armes à la main, puis par l’action politique de jeunes intellectuels désirant intégrer la modernité sans renier la culture des anciens [13]. Depuis dix ans, l’association de femmes Gamissa se bat contre la coutume des mutilations génitales – 75 % des femmes éthiopiennes sont excisées et la proportion atteint presque les 100 % en territoire afar. En 2009, une loi contre l’excision et l’infibulation a été votée. Ce combat est mené parallèlement à celui pour l’accès aux études des filles – et des enfants afars en général.
Oromos : conquête, servage et autonomie
Originaire du sud du pays (royaume historique du Balé) et du nord du Kenya, cette ethnie constitue aujourd’hui 35 % de la population. Elle est surtout installée dans la région-État d’Oromia, qui s’étend de l’est au sud-ouest de l’Éthiopie. Désignés, jusqu’à Mengistu qui en interdit l’usage, par le nom gallas à connotation péjorative [esclaves], ils ont longtemps été décrits dans la littérature des chrétiens comme des guerriers redoutables, des brigands, des rustres, des païens, en un mot, des barbares – sentiment encore prégnant actuellement. Au XVIe siècle, profitant du jihad du Gragn et de la désorganisation du royaume chrétien, les Oromos étendent leur emprise territoriale. En quelques décennies, ils encerclent les centres de pouvoir chrétien et musulman. À l’est, les musulmans sont submergés, à l’ouest les chrétiens se retirent vers la vallée du Nil. Entre le XVIIe et XVIIIe siècle, les Oromos se sédentarisent, développent une économie où domine l’élevage, mais aussi l’agriculture. Après leur soumission et leur mise en servage par Ménélik, puis Haïlé-Sélassié, un mouvement nationaliste oromo naît en 1970. Lors de l’arrivée au pouvoir du FPDRE, en 1991, l’Organisation populaire démocratique oromo (OPDO) participe au gouvernement. En 1990, c’est par les armes que le Front de libération oromo (FLO) tente d’imposer ses revendications : autonomie culturelle et indépendance. En 1991, l’alphabet latin est préféré au guèze et le drapeau oromo pavoise sur les bâtiments publics. En juin 1992, le résultat d’un référendum sur l’autonomie est contesté par le pouvoir et 10 000 à 20 000 membres du FLO sont envoyés dans des camps de rééducation. Cette radicalisation du pouvoir provoque des conflits armés, dont l’Érythrée est accusée de tirer les ficelles. En 2009, le gouvernement édicte une loi antiterroriste qui autorise la détention et l’inculpation des opposants politiques et des journalistes critiques. On ne compte plus les cas d’arrestations arbitraires, de tortures, de viols et d’emprisonnements sans procès.