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[|Révolution à Alep|]
« Je suis originaire de Sukkari, un quartier pauvre d’Alep. Ma famille est sunnite. Au moment du soulèvement, j’avais 15 ans. En 2011, l’armée de Bachar contrôlait encore la ville, mais en 2012, des milliers de personnes sont descendues dans la rue tous les jours. Notre quartier était très conservateur, pourtant des femmes non voilées pouvaient venir manifester. Et inversement, dans les quartiers de la classe moyenne, les gens des quartiers populaires soutenaient les protestations. Tous les gens d’Alep étaient mélangés et unis à cette période.
Avant la révolution, la culture politique était très pauvre, le nationalisme arabe du parti Baas monopolisait toute la presse et la production éditoriale. Facebook était bloqué, on devait utiliser des serveurs proxy pour avoir accès aux réseaux sociaux. Nous n’avions aucune base théorique, aucune idée préétablie, alors nous avons appris par notre propre pratique, influencés aussi par Omar Aziz ou Razan Zaitouneh [2].
La plupart des pauvres étaient apolitiques, ils avaient avant tout une façon émotionnelle de réagir aux injustices et à la dictature. Le soulèvement a eu un grand impact sur les mentalités en Syrie, certains sont devenus plus religieux, d’autres athées. Depuis la révolution, je ne crois plus en Dieu. Les bombardements incessants sur les quartiers rebelles ont également conduit à la confessionnalisation de la population qui se trouvait coincée sans aucun soutien extérieur. Face à la mort, c’était cela ou la fuite.
Je n’ai jamais cru à la solution militaire, j’étais contre les armes. Au départ, l’Armée syrienne libre (ASL), constituée de déserteurs, œuvrait pour la protection de la révolution, mais avec le temps, elle s’est comportée comme un gang et des éléments islamistes s’y sont joints. Le régime arrêtait tous ceux qui cherchaient à s’organiser autrement et les torturait. Dans mon quartier, j’ai assisté à l’arrestation de deux frères communistes qui étaient revenus de Grande-Bretagne pour participer à la révolution. On ne les a jamais revus. À la même époque, le régime a libéré près de 300 islamistes qui sont devenus les leaders de la rébellion. Il a manœuvré pour favoriser l’islamisation de la révolution afin de justifier ses tueries au yeux du monde. Puisque l’islamisme constituait la principale menace depuis le 11-Septembre, le régime prétendait agir dans une lutte antiterroriste globale. »
[|Un radeau pour Lesbos|]
« Quand l’armée de Bachar a repris le contrôle de mon quartier, j’ai vécu un an de terreur, car il devenait de plus en plus difficile d’échapper à la conscription. Puis, j’ai passé six mois dans les quartiers rebelles, mais c’était intenable : il y avait des explosions de bombes-barils tous les jours. J’ai quitté la Syrie fin 2014, seul. Je suis passé en Turquie par le canton d’Idleb. À cette époque, l’armée turque ne tirait pas à vue sur les clandestins. À Gaziantep, j’ai pu trouver un boulot grâce à une connaissance. Puis, j’ai décidé de partir de Turquie en 2016 parce que le climat social et religieux devenait de plus en plus pesant. Avec Erdoğan, j’ai l’impression que ce pays s’enfonce dans l’obscurantisme.
Afin d’aller en Grèce, j’ai dû payer un passeur pour prendre un rafiot pourri qui m’a conduit à Lesbos. Contrairement à l’image véhiculée par les médias, mon bateau n’était pas rempli de jeunes migrants célibataires, mais en majorité de familles avec enfants. Bien sûr, j’avais peur pour moi-même, mais quand je suis monté dedans, j’eus d’abord cette pensée terrible : “ Et si tous ces enfants mouraient noyés cette nuit ? ” Prendre un canot de fortune, c’est prendre un billet pour l’inconnu, parfois pour la mort.
À l’arrivée à Lesbos, Frontex nous a pris en charge et conduit au camp de Moria, qui était un camp ouvert à l’époque. Aujourd’hui, c’est une prison. Après deux jours, j’ai pu aller à Athènes. Puis à Thessalonique.
L’arrivée en Europe a été un choc et un éblouissement. Ici, on peut lire et dire ce qu’on veut sans ressentir le sentiment de peur. Cette terreur suscitée par le parti Baas en Syrie demeure pourtant. Chez les générations plus âgées, c’est encore plus marqué. Un ami m’a raconté que ses parents, pourtant réfugiés au Canada, restent tétanisés dès qu’on évoque le régime. Ils se murent dans le silence. La peur des moukhabarat [services de sécurité] est omniprésente. »
[|Cette gauche pro-Assad|]
« Je continue à partager des points de vue avec des camarades syriens à Athènes ou sur la page Facebook Syrian anarchists. Durant une manif de gauche à Athènes il y a quelque temps, certains militants grecs brandissaient le drapeau du régime, un camarade syrien les a interpellés violemment, mais visiblement aucun des manifestants n’a su quoi lui répondre. Eux-mêmes ne savent pas pourquoi ils se font les complices de cette dictature. La révolution syrienne a été un test d’internationalisme pour la gauche occidentale, qui l’a manqué.
Beaucoup d’anti-impérialistes soutiennent également l’Iran, qui est un État islamique, alors qu’ils n’accepteraient jamais chez eux un tel régime d’oppression. Toléreraient-ils le voile obligatoire ? De même à propos de la cause palestinienne, la plupart s’en foutent des Palestiniens, c’est juste un prétexte pour tenir un discours anti-américain et antisioniste. Le mensonge de l’État syrien repose en partie sur son faux antagonisme avec Israël. En réalité, si Israël n’existait pas, le régime n’existerait pas non plus. Toute sa propagande tend à confondre juifs et sionistes dans l’esprit des Syriens ordinaires. Elle a contribué à dépolitiser la question palestinienne et sert à masquer ses propres crimes. Je supporte la lutte des Palestiniens contre l’État raciste d’Israël mais je ne soutiens pas le nationalisme, ni les politiques autoritaires du Hamas ou du Fatah. J’ai grandi avec des Palestiniens en Syrie, le régime avait créé un département de sécurité juste pour les contrôler...
Personnellement, je refuse de travailler avec la gauche autoritaire qui aurait une position pro-Assad, quand bien même elle participerait à la solidarité avec les migrants. À l’heure actuelle, je ne soutiens aucun des acteurs en Syrie : ni l’ASL, ni le YPG [milice kurde], ni a fortiori les djihadistes ou Assad. Tous se sont fourvoyés. Je peux éventuellement discuter avec des gens qui supportent les deux premiers groupes, pas avec les autres.
Je n’aime pas quand on me demande si je souhaite retourner un jour dans mon pays. D’abord, parce que je ne crois pas aux frontières. Je pense que la Terre est un endroit pour tout le monde. Toutefois, si un miracle se produisait et que la dictature tombait, j’aimerais contribuer à construire une société meilleure. »
[/Propos recueillis par Mathieu Léonard/]