L’avenir d’une falsification

La mystification des « Protocoles »

La mauvaise graine du conspirationnisme essaime au gré des vents de l’histoire. Le parcours du livre Les Protocoles des sages de Sion, célèbre faux antisémite, en est une bien sinistre démonstration.

En 1974, le sanguinaire dictateur ougandais Idi Amin Dada confie à la caméra du cinéaste Barbet Schroeder être en possession d’un livre interdit dévoilant les plans secrets des Israéliens pour s’emparer de tous les lieux saints. L’objet est immédiatement identifiable. Il s’agit des Protocoles des sages de Sion, le plus fameux faux du XXe siècle, confectionné par la police russe dans une ambiance de pogroms, tandis que la cour impériale baigne dans les intrigues ésotériques. Comment cette mystification a-t-elle voyagé à travers le siècle et les continents ?

De 1881 à la Révolution russe, des vagues de pogroms s’abattent en totale impunité sur les communautés juives de l’Empire russe. Après l’assassinat d’Alexandre II par le groupe révolutionnaire Narodnaïa Volia, le pouvoir tsariste s’accommode du détournement de l’agitation populaire vers un bouc émissaire choisi.

Les propagandistes antisémites font gonfler les rumeurs et les popes orthodoxes offrent l’absolution aux cosaques et paysans, auteurs de pillages et de massacres.

C’est dans ce contexte que les premiers extraits des Protocoles des sages de Sion paraissent, en 1903, dans la presse russe avant d’être réunis en volume deux ans plus tard par l’éditeur Serge Nilus. Le récit met en scène douze rabbins réunis autour d’un chef suprême qui énumère une charte de vingt-quatre protocoles visant à planifier le contrôle du monde. Comme le note l’historien Reza Zia-Ebrahimi : « Dans ce monde irréel et outrancièrement simpliste, le reste de l’humanité, dépourvue de conscience, de sens commun, d’individualité ou de volonté, simple masse “d’enfants éternellement mineurs” (chap. XV) se laisse nonchalamment guider vers sa perte comme un troupeau de moutons1. »

Tout laisse à penser que ce faux a été bricolé quelques années plus tôt à Paris par Mathieu Golovinski, un agent de l’Okhrana, la police secrète russe, qui puise son scénario à différentes sources. Notamment dans le roman Biarritz, écrit en 1868 par l’écrivain prussien Hermann Goedsche sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe, et qui évoque le discours d’un rabbin dans le cimetière juif de Prague en vue de la domination du monde. Mais la source essentielle est l’essai politique de Maurice Joly, opposant républicain au Second Empire, paru en 1864 sous le titre Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Cette brillante satire sur le pouvoir, qui ne fait nulle part référence aux Juifs, cherche à montrer comment, sous des apparences libérales, peuvent s’exercer le contrôle et la manipulation des masses. C’est en constatant les nombreux emprunts des Protocoles au livre de Joly que Mikhaïl Raslovleff, Russe blanc exilé à Constantinople – pas spécialement ami des Juifs mais soucieux d’impartialité –, va vendre le scoop du plagiat au Times… en 1921. En 1939, l’officier de marine Henri Rollin débunke les ramifications du « complot » des Protocoles dans un magistral livre-enquête2.

Mais il est déjà trop tard. La rumeur est prise pour argent comptant par les exégètes du complot juif, depuis l’industriel américain Henry Ford jusqu’à l’agitateur allemand Adolf Hitler. Les Protocoles sont régulièrement réimpirmé en Allemagne, puis en France, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Peu importe que la supercherie ait été mise à nu : si la légende est plus séduisante que la réalité, on imprime la légende. Hitler l’exprime à sa manière dans Mein Kampf : « [Les Protocoles] exposent clairement et en connaissance de cause ce que beaucoup de Juifs peuvent exécuter inconsciemment. C’est là l’important. »

La seconde vie du mensonge

Après le génocide des Juifs, alors que la diffusion des Protocoles se restreint à des milieux de plus en plus résiduels en Occident, l’humiliation ressentie dans le monde arabo-musulman par la création d’Israël va contribuer à leur propagation mondiale. Avec des cas atypiques comme celui du Japon, où le faux deviendra un best-seller dans les années 1980, répondant à une fascination pour les récits paranoïaques et millénaristes.

En 1957, l’ex-nazi Johann von Leers, qui a mis son savoir-faire de propagandiste au service du panarabisme, fera paraître au Caire une édition complète en arabe des Protocoles. Sayyid Qutb, inspirateur de la branche djihadiste des Frères musulmans, en citera plusieurs passages dans son pamphlet La Lutte contre les Juifs. Le Hamas faisait encore mention des Protocoles dans l’article 32 de sa charte de 1988. En 2002, la télévision égyptienne diffuse la série Le Cavalier sans monture, inspirée du mythe et reprise au Liban sur la chaîne du Hezbollah. En Turquie, le livre a été réédité plus d’une centaine de fois depuis 1946.

Désormais associé au négationnisme, le mythe des Protocoles n’a pas fini son long chemin de nuisance. Des voix du monde arabe invitent malgré tout à ne pas céder à ce dangereux mensonge, ces formes de régression, comme l’écrivait le Palestinien Edward Saïd en 1998 : « La thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une fabrication des sionistes circule ici et là de manière inacceptable. Reconnaître l’histoire de l’Holocauste et la folie du génocide contre le peuple juif nous rend crédibles pour ce qui est de notre propre histoire ; cela nous permet de demander aux Israéliens et aux Juifs d’établir un lien entre l’Holocauste et les injustices imposées aux Palestiniens. »

Mathieu Léonard

1 Antisémitisme et islamophobie – une histoire croisée, Amsterdam, 2021.

2 L’Apocalypse de notre temps – Les dessous de la propagande allemande d’après des documents inédits, Allia, 2005 [1939].

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CQFD n°202 (octobre 2021)

Au menu de ce numéro, un dossier sur le complotisme. Mais aussi : la relaxe des « 7 de Briançon », Bure et sa poubelle nucléaire, un guide pratique sur la masturbation féminine...

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