Cet article est lié à l’entretien avec l’écrivain Roberto Bui, alias Wu Ming 1, publié dans le même dossier consacré au complotisme et à lire ici : « Le complotisme est toujours la traduction d’un malaise réel ».
Depuis 2014, le groupe de recherches Nicoletta Bourbaki, associé à Wu Ming, mène une guérilla contre les manipulations de l’histoire, notamment sur le sujet, brûlant en Italie, des foibe. La version aujourd’hui officielle : dans ces gouffres des régions karstiques, en Istrie (péninsule aujourd’hui slovène et croate, à l’est de Trieste), les partisans yougoslaves auraient balancé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des milliers voire des dizaines de milliers d’Italiens innocents, commettant un véritable nettoyage ethnique.
Après avoir reconquis la Yougoslavie occupée par les forces de l’Axe, la résistance communiste dirigée par Tito sème effectivement la terreur, réprimant voire massacrant ses opposants. Les Italiens d’Istrie et de Dalmatie prennent le chemin de l’exil. Mais ont-ils pour autant été jetés par milliers au fond de gouffres karstiques ? En réalité, les fouilles des foibe n’ont révélé qu’un petit nombre de macchabées, pour la plupart des soldats ou des résistants, bref : des combattants. Même en y ajoutant les victimes d’exécutions sommaires et les « disparus » de la région, le bilan reste relativement faible – probablement pas plus d’un millier de morts et, parmi eux, une grande majorité de fascistes et de collabos patentés. Dans le contexte de la Libération, et après vingt ans de persécution des minorités slaves par le régime de Mussolini, rien de très exceptionnel.
[|D’une fake news nazie...|]
Plusieurs historiens ont reconstitué le parcours du discours sur les « massacres des foibe ». En septembre 1943, après l’écroulement du régime fasciste et une brève occupation yougoslave, les nazis prennent le contrôle de l’Istrie, où ils assassinent des milliers de personnes, rasant des villages entiers. Très vite, le service de propagande de la SS, avec l’aide de cadres fascistes, orchestre la dénonciation d’exactions massives commises par les « barbares slavo-communistes » contre des Italiens « seulement parce qu’ils étaient italiens ». L’enjeu est multiple : justifier le ralliement des élites fascistes à l’occupant nazi, couper la population des partisans, diviser la Résistance italienne dont une partie lorgne du côté de Tito...
Les fouilles entreprises immédiatement, puis après-guerre par les Anglais, ne donnent pas grand-chose ; mais l’histoire continue de circuler, entretenue par les nostalgiques du fascisme et de l’Istrie italienne, ainsi que la presse de la région, très hostile aux « slavo-communistes ».
C’est au début des années 1990 que l’histoire des foibe prend toute son ampleur. Tandis que le bloc soviétique s’effondre, le système politique italien est balayé par les scandales de corruption. Gauche, droite : toutes les cartes sont rebattues. Les néofascistes sortent du bois. Au même moment, la crise yougoslave réveille l’espoir de récupérer les territoires perdus en 1945 [1] et popularise le concept de « nettoyage ethnique », que la droite transalpine reprend à son compte. Dans le marasme où se trouve la Botte, un grand récit collectif ne peut pas faire de mal : presse, télé, cinéma, peu à peu, les foibe sont partout. Pressée de se refaire une virginité anticommuniste, la gauche emboîte le pas. En 2004 est institué un Jour du Souvenir, célébré en grande pompe tous les 10 février… pour commémorer, en somme, des collaborateurs et des criminels fascistes ou nazis, sans un mot pour leurs victimes, infiniment plus nombreuses.
[|… à une théorie quasi indéboulonnable|]
« La gauche italienne s’est tirée une balle dans le pied. Les foibe lui ont échappé des mains, explique l’historien Jože Pirjevec [2]. Difficile de faire marche arrière. » Quelques chercheurs s’efforcent de rétablir la vérité historique : dans son livre Operazione « Foibe », la journaliste Claudia Cernigoi examine ainsi des listes de victimes alléguées, où elle trouve deux tiers de doublons, de noms correspondant en fait à des résistants fusillés par les nazis, voire de personnes mortes dans leur lit un demi-siècle plus tard. De 1993 à 2000, une commission italo-slovène travaille à élaborer un récit historique commun sur la base des faits : ses conclusions, qui replacent les meurtres dans le contexte de la fin de la guerre, n’ont jamais été publiées en Italie. Après trente ans de battage, le débat est aujourd’hui quasi impossible. Des voix dissidentes – récemment, celle de l’historien Alessandro Barbero – essaient de s’exprimer mais, face à une droite dure désormais hégémonique, toute nuance suscite une levée de boucliers. Chaque année ou presque, un parlementaire dépose un projet de loi visant à interdire le « négationnisme » ou la « minimisation » des massacres des foibe, au même titre que la négation de la Shoah – en vain, pour l’instant.
Pendant ce temps, Nicoletta Bourbaki continue de « débunker », souvent avec humour, les mythes qui entourent les foibe et les falsifications les plus éhontées. Le collectif soutient aussi les boucs émissaires successifs de la droite. Ces dernières semaines, c’était au tour de Tomaso Montanari, recteur de l’université pour étrangers de Sienne, d’être montré du doigt pour avoir écrit, dans sa chronique hebdomadaire du quotidien Il Fatto quotidiano, que les foibe ne relevaient pas du nettoyage ethnique, et dénoncé un « révisionnisme d’État » téléguidé par les néofascistes. Le communiqué de soutien de Nicoletta Bourbaki avait pour titre : « Un fantasme de complot anti-résistants devenu vérité d’État ».
[/Laurent Perez/]