Vieux dossier : le variant variole
La Commune vaccine !
La variole ou « petite vérole » fut une vacherie. Venue d’Asie mineure, elle aurait, estime-t-on, décimé 60 millions de personnes en Europe au XVIIIe siècle, dont plusieurs têtes couronnées. En 1796, le Britannique Edward Jenner expérimente la première inoculation de pus de « vaccine » (nom donné à la variole de la vache puis, par extension, au vaccin lui-même) sur un jeune garçon. En 1804, sur les conseils de son ministre de l’Intérieur, le médecin Jean-Antoine Chaptal, Napoléon lance la première campagne de vaccination. De fait, le mouvement vaccinal accompagne l’affirmation de l’État moderne qui prétend étendre sa protection à la population, concurrençant peu à peu la domination traditionnelle du pater familias et de l’Église sur le corps des progénitures. Pourtant, si la vaccine – procédé répugnant qui n’incite pas à la confiance populaire – offre bien une certaine protection immunitaire, la science officielle préfère taire sa qualité médiocre, les risques de contraction d’autres maladies, comme la syphilis, par l’inoculation de « bras à bras » ou encore les récidives. Si bien qu’ » à partir des années 1820, la vaccine traverse une longue crise. Faute de rappel vaccinal (1840) et de production animale du vaccin (1880), petites véroles après vaccine et contaminations vaccinales se multiplient1 ».
À la fin du Second Empire, en même temps que s’ouvre un débat médical sur les contaminations vaccinales, une sérieuse épidémie de variole sévit en France. Un tiers de la population n’a pas accès au vaccin. En 1869, une politique vaccinale est mise en place au sein de l’armée, mais « les vaccinations [ne réussissent] que dans la moitié des cas et les revaccinations dans un tiers des cas2 ». Avec la guerre de 1870, la contagion se propage chez les soldats et finit par en décimer une partie : 23 469 morts, soit 22,4 % des effectifs ! La variole peut être ainsi portée au compte des causes de la défaite française. Pire encore, les clusters militaires s’étendent à la population. Un rapport de l’Académie de médecine sur les épidémies, daté de 1875, évoque ce cas parmi d’autres : « Dans le voisinage de Bazas (Gironde), un jeune mobilisé revint dans sa famille composée de huit personnes, le père, la mère et six enfants de 14 à 28 ans. Le chef de la famille s’était toujours opposé à ce qu’aucun des siens fût vacciné. Le jeune soldat déjà atteint par l’épidémie vint mourir au foyer paternel. Quatre autres de ses frères succombèrent successivement et une jeune sœur échappa seule à la maladie. » Au total, selon une évaluation de 1872, l’épidémie aurait provoqué 90 000 décès3 pour 220 000 cas sur l’ensemble du pays. Par une cruelle ironie de l’histoire, la variole constituera une forme de revanche retorse contre l’ennemi teuton. Des dizaines de milliers de soldats français infectés sont envoyés en Allemagne comme prisonniers corvéables dans les fermes et les ateliers. L’invitée-surprise cause alors 177 000 morts dans la population civile allemande, ce qui conduit les autorités impériales à imposer l’obligation vaccinale en 1874. En Europe, l’épidémie aura fait 500 000 victimes entre 1870 et 1875.
De fait, la Commune de Paris (mars à mai 1871) n’innove pas réellement en matière de santé publique. La capitale a été touchée par le fléau variolique qui a fait 5 000 victimes durant le siège de l’hiver 1870. L’Académie de médecine avait alors proposé au gouvernement de Défense nationale la mise en place d’une vaccination systématique pour les gardes mobiles. Malgré une décroissance sensible de l’épidémie en 1871, l’initiative vaccinale communaliste de la mairie du 14e arrondissement ne fait donc que prolonger une campagne amorcée en amont. Rien ici à mettre sur le compte d’une décision révolutionnaire, mais plutôt sur celui de la continuité de politiques sanitaires adoptées par la plupart des États européens. En outre, l’obligation vaccinale n’est pas encore à l’ordre du jour – on propose l’équivalent de deux jours de solde d’un garde national en échange de la miraculeuse piquouse. Si la vaccination antivariolique est déjà obligatoire dans l’armée et pour la plupart des garçons scolarisés, elle ne le sera pour tous qu’en 1902. Du moins en théorie, car l’application de la loi reste d’abord platonique et aléatoire.
Il faut dire que l’obligation vaccinale provoque partout des résistances particulièrement virulentes. Bien souvent l’hygiénisme, qui a la prétention de devenir une science de gouvernement, se double d’une gestion autoritaire des classes populaires. Après l’adoption de la loi en Angleterre en 1853, les villes industrielles du Nord, dont Leicester, deviennent des bastions du mouvement de protestation antivaccinale de masse, « contre l’État tyran et la science athée4 », dont l’influence conduira à un assouplissement des mesures coercitives au tournant du siècle. En 1885, Montréal connaît à son tour des émeutes en plein pic épidémique. En 1904, à Rio, la vaccination obligatoire, qui accompagnait une politique de démolition des quartiers populaires, met le feu aux favelas, laissant le nom de Revolta da Vacina. Dans le monde paysan, les jacqueries antivaccinales sont redoutées. Les moujiks de l’Empire russe comme les fellahs d’Égypte accueillent cette inoculation venue de la ville, du pouvoir central ou colonial, avec la même hostilité que la conscription ou la levée d’impôts.
En France, les avancées de l’immunologie avec Louis Pasteur suscitent quelques grincements dans le concert national de louanges. En 1885, le polémiste Henri Rochefort, ancien proscrit de la Commune passé à l’extrême droite, conteste l’efficacité du vaccin contre la rage et accuse le « chimiste-financier » d’abuser de la « poltronnerie humaine » et de vouloir profiter des deniers publics. Le 26 juillet 1886 à Paris, la grande Louise Michel se laisse même embarquer dans un raout antivax. L’ancienne communarde y prononce une très courte allocution quelque peu nébuleuse et purement compassionnelle en hommage aux étudiants qui « meurent de la science » (sic) sous les quolibets d’un auditoire chahuteur. Ridiculisée, on ne l’y reprendra plus !
Malgré le scepticisme persistant, les faits sont là : la politique vaccinale réduit progressivement les ravages de la « mort rouge », plus d’ailleurs par une « pédagogie » prudente et des appels à la raison médicale que par la coercition. La panique donne parfois plus de résultats que l’obligation : ainsi, en 1907, on assiste à une ruée spontanée sur les vaccins après une alerte à la variole noire en provenance de Marseille. Le dernier épisode épidémique national, au milieu des années 1950, provoque 16 morts sur 73 cas dans le Morbihan, où « l’on voit des autorités prendre à bras le corps le problème, patauger parfois, mais être rarement déstabilisées par une opinion qui réclame du vaccin plutôt qu’elle ne regimbe à la piqûre5 ». En 1980, à force de campagnes de vaccination, la maladie est déclarée officiellement éradiquée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). On estime que le vaccin aura permis de sauver plus de 1,6 million de vies chaque année à l’échelle planétaire.
Cependant, le spectre de la variole utilisée comme arme bioterroriste a été réactivé au début des années 2000 par l’administration américaine, se laissant la possibilité de se servir de l’urgence sanitaire comme une continuation de l’antiterrorisme par les mêmes moyens et vice versa6. Un cas de figure également envisagé par le Sénat français dans un rapport parlementaire sur « le risque épidémique » en 2005, qui considère alors qu’une vaccination généralisée immédiate, bien que nécessaire, serait « difficilement concevable car les effets [secondaires, NDLR] de ce vaccin sont redoutables » : il pourrait causer lui-même « plusieurs milliers de décès et d’encéphalites graves »… On l’a échappé belle !
1 Jean-Baptiste Fressoz,« Le vaccin et ses simulacres : instaurer un être pour gérer une population, 1800-1865 », Tracés, n° 21, 2011.
2 Gérard Jorland, « La variole et la guerre de 1870 », Les Tribunes de la santé, vol. 33, n° 4, 2011.
3 Certaines sources avancent même le nombre de 200 000 morts.
4 Patrick Zylberman, La guerre des vaccins, Odile Jacob, 2020.
5 Ibid.
6 Les scénarios du pire (all-hazards preparedness) échafaudés, sans trop de secrets d’ailleurs, par les puissances étatiques, n’induisent pas pour autant de considérer l’actuelle pandémie comme une « mise en scène » ou un plan, dans un rapport de causalité spécieux.
7 Mathieu Léonard publiera en mars L’Ivresse des communards – Prophylaxie antialcoolique et discours de classe (1871-1914), chez Lux éditeur. Une étude qui se penche sur le mythe de l’ivrognerie pendant la Commune de Paris dans la littérature versaillaise et hygiéniste..
Cet article a été publié dans
CQFD n°206 (février 2022)
Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.
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Paru dans CQFD n°206 (février 2022)
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Mis en ligne le 11.02.2022
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