Le fantasme cliché du mec cis [1] hétéro blanc, de classe moyenne ou supérieure, se caractérise par son absence de créativité : dire bonjour, échanger quelques mots, encaisser l’argent. Tortiller du cul, simuler bruyamment l’orgasme lors d’un bref coït bite-chatte sans aucun intérêt. Finir par un brin de conversation plus ou moins chaleureuse, regarder discrètement sa montre, se rhabiller enfin. Autant vous dire que ça ne me passionne pas beaucoup.
Je ne méprise pas mes clients. Mais je me désole souvent de leur manque d’imagination. Payer 200 voire 250 balles pour bouffer le même cliché insipide qu’on nous vend depuis des lustres, ça me dépasse. Je les plains de ne pas voir plus loin que le petit bout de leur gland et leur petite éjaculation finale. Je plains encore plus leurs compagnes, pour celles qui partagent depuis vingt ans la couche de si lamentables amants. Je désespère de tous ces tabous qui rendent si compliqué de parler de nos désirs, de tous ces couples qui baisent sans plaisir, par habitude et sans jamais s’autoriser à explorer, ne serait-ce qu’un tout petit peu, par peur du jugement, ou pire, sans même savoir que ça pourrait être autrement.
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J’ai beau jouer un rôle pour préserver mon intimité, souvent j’endosse mon costume de conseillère conjugale. À la longue, je suis passée maîtresse dans l’art de rendre intelligible mon féminisme pro-sexe à des types qui sont à mille lieues de mes réalités queer : parler de ses émotions, verbaliser le consentement, remettre en question le couple, la fidélité et la sacro-sainte pénétration phallique... Quand ça prend, c’est clairement le moment le plus intéressant. J’ai vu plus d’un mâle alpha s’en aller perturbé : il croyait avoir payé pour baiser, il repart avec des doutes. Mais le sentiment d’avoir échangé. D’avoir été écouté. D’avoir parlé d’intimité. Et ça, la plupart n’y est tout simplement pas habitué.
Il m’est même arrivé une ou deux fois de recevoir des confessions d’agressions sexuelles dans le couple. Ces fois-là, j’ai serré les dents. Heureusement pour eux, ils avaient déjà réalisé qu’ils avaient bien merdé. Je ne sais pas bien ce que j’aurais fait si ça n’avait pas été le cas.
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Mais de temps à autre, j’ai un petit bijou de rencontre. Un Sébastien, maraîcher dans l’agriculture conventionnelle, marié depuis vingt ans, père de trois enfants, qui vient parce qu’il pense que je pourrais « l’aider à découvrir les plaisirs de la prostate » dont il n’ose absolument pas parler à sa compagne. Un quinquagénaire touchant d’embarras, tellement complexé par son corps qu’il s’excuse quand il se déshabille et rougit chaque fois que nos regards se croisent. Pour qu’il débranche son mental, je lui propose de lui bander les yeux. 45 minutes de massage plus tard, sur fond de musique orgasmique, il m’ouvre son cul pour que je le baise en douceur avec mon gode-ceinture. Celui-là repartira ému aux larmes et le corps tout tremblant.
Ou cet improbable Samuel, musicien américain installé en France depuis dix ans : une vie de famille heureuse, une relation amoureuse épanouie, une compagne ouverte mais pas passionnée de sexe anal. Le bonhomme me dit qu’il réfléchit à sa masculinité toxique, et qu’il fait appel à mes services pour « vivre ses désirs sans risquer de faire peser une pression même insidieuse à sa partenaire ». La glace rapidement brisée, il me déballe ses sextoys avec les yeux brillants d’un môme dans son magasin de jouets préféré. Alors qu’il se rhabille l’air pensif, je lui demande si ça va : « Je ne savais même pas que je pouvais ressentir de telles sensations avec mes testicules. Merci beaucoup. »
Ou ce cher Étienne, tellement stressé lors de notre première rencontre qu’il essuyait sans arrêt ses mains moites sur son pantalon. « Je voudrais découvrir le BDSM [2] », m’avait-il dit par mail, « être puni et humilié ». Avant d’endosser mon rôle de domina perverse, je lui explique avec douceur comment va se passer cette première séance : le safeword [3] à utiliser si le jeu va trop loin, le quart d’heure d’échanges à la fin pour qu’il puisse exprimer tout ce qui l’aura traversé, de bon ou de mauvais. Quand approche le moment pour lui de jouir, je le vois ramollir : l’éternelle injonction à bander au moment de la pénétration. Je le regarde dans les yeux, je le rassure, je lui rappelle qu’il ne me doit rien. Il se détend entre mes mains et jouit dans la minute. Peu après l’avoir quitté, je reçois un message : « Merci mille fois, j’ai passé un incroyable moment. »
Je devrais être payée par la Sécu.
[/Yzé Voluptée/]
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Précédentes "Putain de chroniques" :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »