Le 29 novembre 2016, s’est tenue une séance un peu spéciale à l’Assemblée nationale autour d’un projet de résolution visant « à rendre justice aux victimes de la répression de la Commune ». Elle a donné l’occasion aux rares parlementaires présents de surjouer une vieille pièce de théâtre qu’on pensait désuète. Par cette réhabilitation, le député socialiste parisien Patrick Bloche souhaitait « que la République rende honneur et dignité à ces femmes et ces hommes qui ont combattu pour la liberté au prix d’exécutions sommaires et de condamnations iniques ». Une élue bretonne pousse un cri du cœur — « Vive la Commune ! » — tandis que des représentants de droite et d’extrême droite tentent vainement de faire barrage à cette résolution, finalement adoptée. Un député vendéen (véridique !) rap pelle l’affaire de l’exécution des otages ecclésiastiques [1], faisant un parallèle avec la Terreur de 1793 et les « premiers essais d’extermination industrielle » menés en Vendée, pour enfin dénoncer « cet exercice de repentance ciblé [qui] n’est pas dénué d’arrière-pensées électorales en direction d’une gauche immature et “castrolâtre” ». L’ensemble de la scène est plutôt cocasse. Elle dévoile en tout cas l’embarras d’intégrer la mémoire de la Commune de 1871 au roman national républicain, dont elle hante la mauvaise conscience.
Certes, le spectre de la Commune agite moins les passions françaises que ne le fait encore l’évocation de la collaboration, de l’esclavage ou de la colonisation. En outre, depuis le centenaire de 1971, les historiens de la Commune, à la suite de Jacques Rougerie, se sont évertués à « dégager l’événement de tous les mythes et les fantasmagories, en faisant le point sur des choses très concrètes et très pratiques, de manière apaisée mais scientifique », comme le dit dans Libération Michel Cordillot, coordinateur d’un colossal ouvrage paru cette année [2]. Même si l’objet historique s’est refroidi, la Commune revient comme une boussole invariable des révoltes sociales.
Elle est, au choix : « la dictature du prolétariat », « une nouvelle phase de la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État » ; « le premier archétype des conseils ouvriers autogérés » ; « la république sociale universelle des travailleurs » ; « la première tentative de manifestation éclatante et pratique du socialisme révolutionnaire » ou plus prosaïquement « la dernière révolution du XIXe siècle »… Par sa « plasticité mémorielle », selon l’expression de l’historien Éric Fournier, la Commune n’a pas manqué de nourrir divers romans militants, parfois au risque de l’anachronisme et au détriment de la nuance et de la complexité. Sans doute ce dossier de CQFD n’échap pera-t-il pas à la règle…
[|À chacun sa commune|]
L’horreur de la répression a imposé un respect commun à la mémoire de la Commune, avec consigne faite aux générations futures de « s’en souvenir pour la venger ». Toutefois, les différentes tendances du mouvement ouvrier, toutes détentrices d’un bout du patrimoine communard, se sont divisées très tôt sur les leçons poli tiques à tirer de l’événement.
Pour les révolutionnaires autoritaires que furent les blanquistes et plus tard les bolcheviks, l’échec de la Commune était imputable à l’ab sence d’une organisation centralisée et d’une réelle volonté de conquête par la force du pouvoir de la bourgeoisie. Quant aux anarchistes, s’ils valident les principes fédéralistes et communalistes de 1871, ils n’en critiquent pas moins la bureaucratie et le légalisme : « C’est par des actes révolutionnaires socialistes, en abolissant la propriété individuelle, que les Communes de la prochaine révolution affirmeront et constitueront leur indépendance », note Kropotkine en 1881.
[|****|]
Comme dans toute situation révolutionnaire, forcement impure, la Commune fut un peu tout à la fois : libertaire et autoritaire, cosmopolite et patriotique, républicaine et sociale. La captation mémorielle des partis communistes qui y voyaient le berceau des révolutions prolétariennes futures a laissé place, après Mai 68, à des interprétations moins totales pour l’investir des problématiques des mouvements sociaux du temps (école, féminisme, laïcité, services publics, droits des étrangers, communs, décentralisation, etc.).
Plus récemment — à la faveur du rejet de la démocratie représentative, de la recherche de formes de démocratie directe par les mouvements d’occupation des places et les printemps arabes, jusqu’au Rojava ou à l’appel de Commercy des Gilets jaunes, ainsi que de la publicité faite au municipalisme libertaire théorisé par Murray Bookchin —, l’accent a été mis sur l’inspiration proprement communaliste. Un communalisme qui imprègne justement la Déclaration au peuple français du 21 avril 1871 dans laquelle la Commune expose son programme : « C’est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l’exploitation, de l’agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage ; la patrie, ses malheurs et ses désastres. »
La référence communarde peut aussi se décliner à des niveaux plus symboliques lors d’une occupation de fac parisienne en 2018, baptisée « Commune libre de Tolbiac », ou dans la création de ZAD et autres zones autonomes.
Fait plus marginal, la Commune est l’objet également d’une captation d’héritage de la part de tendances nationalistes : l’écrivain fasciste Maurice Bardèche, les fanatiques de l’Algérie française de l’OAS ou les jeunesses identitaires ont cru célé brer la manifestation d’un socialisme patriotique contre « la république des bâtards ». Cette récupération est ancienne ; lors d’une conférence de l’Action française en 1930, Georges Bernanos, dans sa période royaliste, déplorait dans la défaite de la Commune « l’écrasement définitif d’une espèce de socialisme autochtone […] au profit de l’Internationale ouvrière manœuvrée par les banques. Telles furent les noces sanglantes du prolétariat français avec la Révolution allemande et juive. » Ou comment introduire de l’antisémitisme là où il n’y en a pas.
[|Le chant des vaincus|]
Au-delà des héritages, des usages et des récupérations, reste aussi le symbole de toute une population insurgée et « d’ouvriers siégeant dans les salons dorés » qui provoqua l’effroi et la vengeance impitoyable des classes dominantes.
Le 26 mars 1871, le journal de Jules Vallès Le Cri du peuple titre son éditorial « La fête » pour souligner le caractère joyeux et populaire des premières journées de la Commune. Ce thème de la fête révolutionnaire sera repris par le philosophe Henri Lefebvre ou par l’Internationale situationniste dans ses quatorze « Thèses sur la Commune » en 1962 : « La Commune a été la plus grande fête du XIXe siècle. On y trouve à la base l’impression des insurgés d’être devenus les maîtres de leur propre histoire, non tant au niveau de la décision politique “gouvernementale” qu’au niveau de la vie quotidienne… »
Une fête qui prendra rapidement un tour tragique. L’historien Louis Chevalier a su livrer une description saisissante de cette polyphonie qui s’éleva des profondeurs du peuple de Paris : « Dans la fête de la Commune, c’est l’animal asservi qui égorge la dompteuse, qu’elle s’appelle misère ou autrement, ou qui tente de le faire. Et cela au milieu des cris, des détonations, des chants. […] On chante quand elle éclate. On chante quand tout va bien. On chante quand ça commence à tourner mal, pour se donner du cœur… [3] »
Les calomnies réactionnaires s’efforceront de déformer cet élan festif en orgie grimaçante. Mais c’est l’orgie de la restauration de l’ordre bourgeois que vomit le jeune Rimbaud aux sympathies communardes, dans un poème écrit au terme de la Semaine sanglante et qui se conclut par ces vers :
« Société, tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire aux murailles rougies
Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! [4] »
[/Mathieu Léonard/]