D’une commune l’autre

Il y a 100 ans : Cronstadt

Le 17 mars 1921, veille de la commémoration des cinquante ans de la Commune de Paris, la dictature bolchévique réglait le sort des marins de Cronstadt à coups de canon. C’est cette histoire que raconte le tout récent livre Cronstadt 1921, Chronique à plusieurs voix de la révolte de marins et de sa répression.

Avec Cronstadt 19211, les éditions Les Nuits rouges proposent une compilation de témoignages et d’analyses à propos de la révolte de Cronstadt, avant-port de Petrograd (Saint-Pétersbourg) considéré comme « le nid de la Révolution » de 1917 et 1918. Sous la forme d’une chronique « à plusieurs voix » qui permet de suivre la chronologie et les débats autour de l’événement, l’ouvrage mêle aussi bien les récits des acteurs et partisans de la répression – en premier le chef de l’Armée rouge Trotski, Lénine ou Zinoviev qui avait promis aux insurgés de « les tirer comme des perdrix » – que ceux des défenseurs des marins, principalement anarchistes : Emma Goldman et Alexandre Berkman (présents en Russie soviétique à l’époque), Ida Mett, Voline, le communiste dissident Anton Ciliga, ou encore le marin Stepan Petritchenko. À noter également : des extraits des Isvestia, les journaux des « mutins ».

« Tout le pouvoir aux soviets… pas au Parti ! »

La révolte des marins de Cronstadt contre le pouvoir bolchévique arrivait comme l’aboutissement d’une longue série d’agitations prolétariennes et paysannes réprimées dans le sang. Au sein d’un comité révolutionnaire, les équipages de la flotte de la Baltique prônaient une « troisième révolution » qui mettrait fin à la fois au communisme de guerre qui étranglait le pays et à la bureaucratie rouge.

S’il est « favorable aux insurgés », le parti pris éditorial du livre expose les différents points de vue, ce qui permet de repousser définitivement le mythe conspirationniste justifiant l’écrasement des marins par une « nécessité tragique » avancée par Trotski. À l’école du mensonge déconcertant, les bolchéviques ont cherché à tout prix à disqualifier les matelots : « imbéciles politiques », « œuvre de la bourgeoisie mondiale et des gardes blancs de l’étranger », «  ennemis de la révolution », « bandits », « petits-bourgeois anarchistes », « mencheviks », etc. Mais Trotski eut beau prétendre que les marins de 1921 n’étaient pas les mêmes que les héros de la révolution de 1917-1918, 93,3 % d’entre-eux avaient été recrutés avant et pendant la révolution.

Revenant sur l’écrasement brutal de cette révolte pacifique, l’écrivain communiste libertaire Daniel Guérin explique que les « communards de Kronstadt n’ont pas pu croire qu’on oserait les réduire par la force [et que] comme les communards parisiens de 1871, ils n’ont pas voulu dégainer les premiers. […] En bref, les matelots ont eu trop confiance dans la justesse de leur cause et dans le prestige dû au glorieux passé de Kronstadt. »

Cronstadt incarnait bien ce que le révolutionnaire Victor Serge – qui s’aligna pourtant avec une « angoisse inexprimable » sur les consignes du parti – désigna comme « une nouvelle révolution libératrice, celle de la démocratie populaire », qui aurait été fatale pour le pouvoir bolchévique. Un espoir assassiné par un parti État qui a renvoyé le prolétariat russe au stade d’apathie unique.

M. L.

Cette chronique inédite prolonge le dossier « La commune is not dead », publié dans le numéro 196 de CQFD.


1 Cronstadt 1921, Chronique à plusieurs voix de la révolte de marins et de sa répression, Textes assemblés par Étienne Lesourd, Les Nuits rouges, 2021.

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1 commentaire
  • 20 mars 2021, 19:37, par Boris

    Un extrait d’une critique du point de vue adopté par ce livre : La révolte de Cronstadt, par Jean-Jacques Marie [https://www.en-attendant-nadeau.fr/...], complique (...) ce tableau dythirambique auquel nous aimerions tous croire ...

    " Une remarque, néanmoins. Les éditeurs, évoquant le sort de Petritchenko, écrivent : « Il est réputé être entré en contact avec des membres de l’émigration tsariste, mais rien n’a été prouvé de façon certaine, et, en tout cas, il n’y eut aucun lien organisationnel entre eux. » L’affirmation est discutable. Petritchenko et quatre autres anciens insurgés communiquent à David Grimm, représentant en Finlande du général contre-révolutionnaire Wrangel, alors stationné à Bizerte sous la protection du gouvernement français, une lettre datée du 31 mai 1921, proposant une alliance au général blanc [1].

    Pour les cinq signataires, « des actions isolées ne permettent pas de renverser les communistes ». Ils veulent donc « s’unir avec tous les groupes antibolcheviks à des conditions » fondées sur « l’expérience tirée de leurs trois années de lutte contre le communisme ». Ils proposent un accord en six points, dont certains inacceptables pour les Blancs comme le maintien de la terre aux paysans, la liberté des syndicats et le refus des épaulettes d’officiers. Pour séduire Wrangel, les cinq hommes affirment : « le soulèvement de Cronstadt avait comme seule fin de renverser le parti bolchevik ». Ils insistent sur l’importance tactique du slogan « tout le pouvoir aux soviets et pas aux partis » qui « constitue une manœuvre politique adéquate car elle suscite la scission dans les rangs des communistes et est populaire dans les masses […] Sa signification politique est très importante, car il arrache aux communistes l’arme qu’ils utilisent habilement pour réaliser les idées communistes ». Ils ajoutent : « après le renversement des communistes nous jugeons indispensable l’instauration d’une dictature militaire pour lutter contre l’anarchie possible et garantir au peuple la possibilité d’exprimer librement sa volonté dans le domaine de l’édification de l’État », garantie que les dictatures militaires offrent rarement. Le général Wrangel ne répond pas. Petritchenko, en octobre, proclame avec le général monarchiste Elvengren un « comité des organisations combattantes du Nord », qui ne verra jamais le jour. "

    • 26 mars 2021, 16:00, par Etienne LESOURD

      Il n’y a aucun « tableau dithyrambique » dans mon livre. Je plaide coupable sur un point : j’ai mal rédigé ma phrase, qui peut laisser croire que ces contacts n’ont pas eu lieu. Il est parfaitement exact qu’il y a eu des contacts entre Petritchenko et l’émigration russe de Paris. Et ces contacts semblent accablants. Petritchenko a fait preuve d’une légèreté coupable, à moins qu’il ait été d’une très grande naïveté, pour ne pas dire d’une très grande bêtise. Par ailleurs, il a pu avoir été influencé par l’ampleur de la répression. Mais tout cela ne change rien à la révolte de Kronstadt. Celle-ci, ni avant, ni pendant, n’a été l’œuvre complotée de l’étranger qu’ont voulu dépeindre les bolcheviks. Et après, les contacts n’ont débouché sur rien.

      Les errements d’un homme ne retirent rien à la légitimité des revendications des marins, et très probablement la majorité d’entre eux les aurait condamnés.

      Petritchenko est revenu à ses positions initiales plus tard, ainsi que le montre son texte « Les causes de l’insurrection de Kronstadt », publié dans « Znamia Borby », n° 14-15, décembre 1925-janvier 1926, dans lequel il dit ceci, en réponse à une critique venue de communistes anglais : « [Le gouvernement ouvrier et paysan], dit-il, déclara Kronstadt contre-révolutionnaire, la qualifia de complot blanc-gardiste, lui accola l’ex-général Kozlovsky, malade, infirme et incapable de quoi que ce soit vu son âge, le contre-espionnage français, les agents de l’Entente, les SR, les menchéviks, et ainsi de suite. (…) Ainsi, camarades anglais, vous avez raison, lorsque vous dites que l’insurrection de Kronstadt ne fut pas inspirée de l’étranger, comme je vous l’ai démontré plus haut. Je voudrais encore que vous me disiez en quoi consista l’aide aux Kronstadiens qu’auraient fournie les organisations contre-révolutionnaires du monde entier, russes et étrangères ? Je rappellerai encore une fois que l’insurrection de Kronstadt ne s’est pas produite par la volonté d’une organisation politique quelconque ; il est même vain d’en parler, car il n’y en avait pas à Kronstadt : l’insurrection s’est déclenchée spontanément, par la seule volonté de la masse même de la population et de la garnison. » Et il ajoute : « Je ne suis pas en état de juger cela bon ou mauvais, mais c’était la masse qui guidait le Revkom et non l’inverse. » (Le Revkom était le Comité Révolutionnaire Provisoire de Kronstadt, dont Petritchenko était le président). (Cité dans Kronstadt 1921, soviets libres contre dictature de parti, d’Alexandre Skirda, Spartacus, 2017, pp 353-354).

      Là est l’essentiel : ce n’est pas Petritchenko qui compte, car ce n’est ni un héros, ni un dirigeant, mais c’est le délégué révocable d’un mouvement de masse.