Entre police citoyenne et police politique

Les condés de la Commune

« Pendant la nuit du 18 au 19 mars, l’État, l’armée, la police, tout ce qui pèse sur les vies humaines du dehors et d’en haut, tout s’est dissous, évanoui, évaporé. Ce matin-là, tout est possible », note Henri Lefebvre dans son livre La Proclamation de la Commune (1965, rééd. La Fabrique, 2018). Mais comment, après avoir rompu avec l’ordre ancien, établir un ordre révolutionnaire ?
« La guerre et la police sont les deux bras de la Commune ; il faut de l’énergie », déclarait le blanquiste Édouard Vaillant le 19 avril au Conseil de la Commune. Comment la Commune a-t-elle géré son « volet sécuritaire » ? Explications avec les historiens Quentin Deluermoz1 et Maxime Jourdan2.

À la veille de la Commune, le sentiment d’hostilité des classes populaires vis-à-vis de la police est manifeste – et ne se démentira pas par la suite. « Le sergot est un trouble-fête », rapporte dans ses notes3 le commissaire Adolphe Gronfier, en fonction à la préfecture de police de Paris de 1866 à 1893 (sauf durant la Commune). Il y dresse, non sans ironie, le constat sans appel du fossé entre les agents de la paix et le peuple parisien, peu sensible à la nécessité d’une force publique : « Cette haine du sergent de ville est particulière à la populace de Paris  ; celle-ci la pousse même jusqu’à un tel degré d’exagération qu’elle ne perd pour ainsi dire pas une occasion de prendre parti pour le filou arrêté, contre les agents qui l’arrêtent. Cette manière de voir et d’agir fait partie du catéchisme nouveau, et, dans peu d’années, nul ne sera certainement parfait citoyen, s’il ne réclame l’abolition de la police. »

Quentin Deluermoz, dont la thèse de doctorat est consacrée aux « policiers en tenue dans l’espace parisien entre 1854 et 1913 4 », explique que « le Second Empire avait mis en place une réforme de la police municipale, fondée sur l’exemple londonien (le fameux “Bobby”), qui visait à faire davantage apprécier la police à la population ». Il ajoute que, si « les situations dans les quartiers sont très diverses, les tensions étaient évidemment plus dures dans les quartiers ouvriers. Mais la présence policière finit par s’implanter peu à peu. »

Ceci dit, précise-t-il, « l’image “noire” de la police parisienne (brutale, proche des malfaiteurs), née de la figure de Vidocq, n’a jamais vraiment disparu. La répression policière lors des grandes manifestations de la fin des années 1860 a rallumé la logique de confrontation. Et avec la Commune tout se précipite : les sergents de ville – renommés “gardiens de la paix” depuis l’avènement de la République en septembre 1870 – deviennent les symboles du “monde d’avant”, du régime impérial despotique. »

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La police politique impériale concentre en effet toute la détestation de l’extrême gauche de l’époque qui dénonce ses mouchards, sa brigade des mœurs, ses fameuses « blouses blanches » (provocateurs déguisés en ouvriers et infiltrés dans les manifestations – leur importance réelle est sujette à caution), sa censure, les complots de son cabinet noir, etc. L’historien Maxime Jourdan souligne quant à lui le « pouvoir considérable » dont elle dispose alors : « Sous la férule du préfet Joseph Pietri et à l’instigation du “commissaire spécial” Michel Lagrange, redoutable chef de la police politique, une pluie de condamnations s’abat sur les républicains socialistes, au premier rang desquels se trouvent les pugnaces blanquistes. Aussi ces derniers adoptent-ils une attitude ambivalente à l’endroit de l’institution policière : s’ils font chorus avec les républicains réclamant son abolition, ils identifient – à raison – la préfecture de police comme le centre névralgique du pouvoir dont ils subissent les foudres. »

Pourchassés sous l’Empire, les blanquistes ne cachent pas leur volonté de revanche, à l’instar de Théophile Ferré qui, jugé à Blois durant l’été 1870, invective la cour en des termes peu équivoques : « Vous êtes aujourd’hui la force, usez-en ! Mais quand je l’aurai, gare à vous ! »

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Aussi, il n’est pas étonnant que lorsque l’insurrection éclate le 18 mars, la plupart des agents de police quittent Paris par crainte de représailles. Dans ce moment de vacance du pouvoir et de désorganisation, les revendications communalistes s’expriment le 23 mars dans la bouche de l’internationaliste Eugène Varlin au sein du Comité central républicain des vingt arrondissements : « Nous voulons un conseil municipal élu. Nous voulons des franchises municipales sérieuses pour Paris, la suppression de la préfecture de police, le droit pour la Garde nationale5 de nommer tous les officiers y compris le commandant en chef, la remise entière des loyers échus au-dessous de 500 francs, une loi équitable sur les échéances  ; enfin nous demandons que l’armée se retire à vingt lieues de Paris. »

Autre témoignage direct de la mentalité ouvrière, dans une lettre adressée à sa sœur en province, Désiré Lapie, menuisier insurgé du 18e arrondissement, explique : « Nous ne voulons ni le pillage ni le vol, ni grandeurs. Voilà ce que nous voulons, rien de plus : République une et indivisible ; séparation de l’Église et de l’État  ; instruction gratuite et obligatoire pour les instituteurs laïques ; suppression entière des armées permanentes, que tout citoyen soit soldat, mais dans son pays, c’est-à-dire garde national. Suppression des sergents de ville et tout argoussin [sic] ainsi que des gendarmes. […] Voilà notre programme. »

Une page de l’histoire du blanquisme

Mais dans un contexte révolutionnaire, la police est d’évidence un enjeu politique majeur. Le 20 mars, un des chefs du courant blanquiste, Raoul Rigault, devient délégué à la Sûreté à 25 ans seulement et prend le pouvoir de ce qui est désormais appelé « l’ex-préfecture ». Dans ses mémoires, intitulées La Commune vécue, son secrétaire Gaston Da Costa affirme que la « faute irréparable » de Rigault a été de couler l’organisation policière de la Commune dans le « moule malpropre » de celle de l’Empire –, un moule qui, néanmoins, « avait l’avantage d’être tout fait ».

« Écrire l’histoire de la police sous la Commune revient peu ou prou à écrire une page de l’histoire du blanquisme », précise Maxime Jourdan. Les blanquistes semblaient avoir quelque appétence pour ces fonctions. Pour l’historien, ils « sont épris d’ordre, imbus d’autorité et de centralisme ; ils ne renâclent pas devant la coercition et sont même adeptes de la Terreur, de la dictature d’une minorité d’avant-garde. Tous ces traits ne les prédisposent pas à la suppression de la préfecture de police ni à sa “démocratisation”. D’autant que Raoul Rigault, dont Blanqui dit qu’il “est né préfet de police”, s’est fait une spécialité du contre-espionnage politique ; il connaît la rue de Jérusalem (siège de la préfecture sur l’île de la Cité) comme sa poche. Il attend son heure… Au lendemain de l’insurrection communaliste, c’est tout naturellement qu’il s’installe à la préfecture de police. Ses camarades rétablissent les 80 commissariats de Paris qu’ils s’efforcent de confier à des amis de leur sensibilité politique ».

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Dès lors, le volet sécuritaire sous la Commune englobe plusieurs réalités. Selon Maxime Jourdan, il va s’opérer « une dichotomie qui se voulait stricte – et qui fut moins nette et plus poreuse qu’envisagé – entre maintien de l’ordre public (droit commun) et répression des opposants au nouveau régime (police politique) ».

Peut-on voir s’esquisser dans la confusion l’émergence d’une « police citoyenne » ? Quentin Deluermoz dresse un tableau qui varie selon les quartiers : « [Les postes de commissaires vacants] sont occupés par des militants à l’instigation de “l’ex-préfecture de police” ou des municipalités qui peuvent se trouver alors en conflit. D’autres le sont par des habitants ou des figures de confiance du quartier. Aussi y a-t-il beaucoup “d’ordres” en vigueur dans le Paris insurgé. Dans le 17 e arrondissement, le commissaire du quartier des Épinettes applique le “bon droit” des ouvriers fondé sur la négociation et la conciliation. Celui du quartier de l’Odéon [6e] en revanche peine à faire respecter les règlements par les populations de la rue… Enfin il ne faut pas oublier que les gardes nationales sont un autre acteur de l’ordre essentiel, ni que, dans cette période qui affirme rendre le pouvoir aux citoyens, les interventions de ces derniers sont plus nombreuses et fréquentes. Le rapport à l’ordre et à la loi est ainsi complètement chamboulé pendant la Commune. »

Et Maxime Jourdan d’ajouter : « Tel commissaire va se montrer humain, voire magnanime, dans l’application des ordres ; tel autre va abuser de son autorité, multipliant les perquisitions, les brimades, les arrestations, se comportant en véritable terreur de quartier. La tâche des commissaires est d’autant plus malaisée que, généralement, la population regimbe à collaborer avec la police, fût-elle révolutionnaire. Le peuple de Paris a conservé une méfiance instinctive envers les forces de l’ordre. »

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En outre, les communards n’ont pas été laxistes avec les délinquants et se sont voulus vertueux sur le plan des mœurs. Maxime Jourdan nous explique qu’ils « vont faire preuve d’un rigorisme, d’un moralisme et d’une pudibonderie révolutionnaires » : « Ainsi s’expliquent le respect affiché, proclamé, assumé de la propriété privée – on leur reprochera bien suffisamment, par la suite, de n’avoir pas fait main basse sur la “forteresse capitaliste” qu’était la Banque de France –, et les décrets réprimant les jeux de hasard, la mendicité, la prostitution, le vagabondage, etc. » Il faut rappeler qu’à la fin de l’Empire, « les révolutionnaires toutes tendances confondues n’ont cessé de vitupérer “la fête impériale” [et] la décadence morale du régime qui a transformé Paris en un “vaste lupanar international” »… Non sans une certaine hypocrisie d’ailleurs, car certains jeunes blanquistes, Rigault en tête, ont eux-mêmes une réputation de noceurs et de « coureurs de grisettes ».

Dans une certaine mesure, il n’y a pas de discontinuité majeure en ce qui concerne les missions de sécurité publique. Dans ses mémoires6, Philippe Cattelain, chef de la Sûreté sous la Commune qui se voit chargé des affaires de droit commun, rappelle que Théophile Ferré estimait que « les lois révolutionnaires ne seront jamais trop dures pour les voleurs de profession ». D’ailleurs, « les observateurs louent la sûreté des rues de Paris, rappelle Maxime Jourdan. Élie Reclus, témoin critique envers la Commune [qui l’a nommé directeur de la Bibliothèque nationale], note à la date du dimanche 14 mai que “jamais ville ne fut plus rangée, plus paisible à l’intérieur7” ».

Une police politique ?

Cattelain, fonctionnaire atypique peu politisé au cœur de la machine répressive, souligne les contradictions du nouvel ordre révolutionnaire avec un peu d’amertume : « Il faut constater une chose, c’est que les gens au pouvoir, tout en critiquant ce qui a pu exister avant eux, finissent par trouver utile ce qu’ils ont mis tant d’acharnement à démolir, et se contentent de mettre un nom d’ami à la place d’un nom d’adversaire, pour continuer d’administrer avec les mêmes habitudes, et souvent les mêmes abus. »

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La possibilité d’une « autre police », communale et démocratique, se heurte à la brièveté de l’événement et au contexte de guerre civile, contaminé par l’espionnite et la « fièvre obsidionale ». Toutefois des protestations ne manquent pas de s’élever au sein de la Commune face aux tendances dictatoriales de Rigault – quand on lui reprochait ses méthodes illégales, il s’exclamait : « Nous ne faisons pas de la légalité, nous faisons la révolution. » Par exemple, il prépare, dès le lendemain de l’adoption du Comité de salut public8, les mandats d’arrêt destinés aux minoritaires qui avaient voté contre. Mais, dans les rangs des néo-jacobins et des blanquistes même, on s’insurge contre cette « folie ». Pour contrebalancer certains effets de l’arbitraire en vigueur, le délégué à la Justice Protot (un blanquiste) et des élus du Conseil communal (Arnould et Vermorel) tentent d’obtenir l’interdiction des perquisitions sans mandat, le droit de visite aux détenus par les membres de la Commune et la levée du secret auquel étaient soumis les prisonniers jugés dangereux.

Cependant, Rigault, moins austère que sa légende noire le laisse entendre, est décrit par Cattelain comme « un révolutionnaire ardent, quelques fois brutal, mais toujours accessible aux sentiments d’humanité », qui mettait un point d’honneur à offrir un bon traitement à ses ennemis incarcérés.

Maxime Jourdan avance quelques circonstances atténuantes : « S’ils étaient nombreux à récriminer contre Rigault, force est de constater que sa tâche était si rude, si complexe, si ingrate, qu’il y avait peu de candidats à sa succession – et c’est un doux euphémisme. »

Pour l’historien, « le problème ne réside pas tant dans le nombre d’arrestations (entre 1 000 et 4 000, selon les sources), qui peuvent se justifier dans un état de guerre, que dans leur nature, dans la qualité des personnes incarcérées. En la matière, le manque de discernement fut patent : on frappait “à tort et à travers”, reconnaît Da Costa. Cependant que les ecclésiastiques et les policiers du régime déchu polarisaient l’attention de Rigault et de Ferré et subissaient leur vindicte, des espions et des traîtres avérés sévissaient, sans qu’on les inquiétât, dans les ministères, les états-majors et les bataillons de la Garde nationale. »

Peut-on alors parler d’une tentative de mise en place d’une police politique ? Maxime Jourdan répond par l’affirmative tout en mettant en garde vis-à-vis des comparaisons anachroniques avec les régimes totalitaires et policiers du xxe siècle : « En raison de la polycratie à l’œuvre sous la Commune, des nombreuses autorités rivales ou concurrentes, du caractère “anarchique” du mouvement communaliste, il me semble excessif de parler de “pouvoir policier”. Cette police politique, redoutable en théorie, il ne faut en exagérer ni la capacité ni l’importance. »

Des lendemains qui saignent

Le 26 mai, en pleine Semaine sanglante, on pouvait lire dans le journal républicain modéré Le Siècle : « La terreur blanche succède déjà dans Paris à la terreur rouge ; il n’y a là rien de surprenant. […] La police des rues pacifiées est remise depuis hier aux agents de ville, lesquels sont chargés d’arrêter les gens suspects, pourvu qu’ils n’abusent pas de ce droit, comme au temps de l’Empire ! » Vaine précaution de journaliste : les pavés sont tout sanglants.

"Échange de plaisanteries devant le cadavre d’un communard", tableau anonyme, 1871

On connaît le sort de Rigault abattu sans jugement par les Versaillais le 24 mai aux abords du jardin du Luxembourg et celui de Théophile Ferré, bravache devant la sentence du 3e conseil de guerre et fusillé le 28 novembre. Conséquence des fusillades, des dénonciations massives (400 000 lettres de délation), des emprisonnements, de l’exil et la proscription : à l’automne 1871, l’industrie parisienne enregistre une perte de 100 000 ouvriers par rapport à l’année précédente.

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Maxime Jourdan souligne que Versailles, qui traitait les communards comme « un ramassis de voleurs et d’assassins », avait la volonté « de dénier tout caractère politique aux actes de la Commune, en les criminalisant ». Cela vaudra également pour les fonctionnaires qui auront servi la Commune, même en effectuant des tâches administratives subalternes : ils seront jugés pour usurpation de fonctions publiques. « Quant à ceux qui auront montré dans l’exercice de leurs fonctions une adhésion politique au régime nouveau, ils seront jugés par un conseil de guerre et encourront la déportation ou les travaux forcés. »

Quels changements s’opèrent dans l’organisation de la police au lendemain de la Commune ? La conséquence immédiate est la dissolution de la Garde nationale afin d’éviter un prochain épisode de peuple en armes. « Surtout, observe Quentin Deluermoz, Thiers fait passer l’effectif de la police municipale de 5 700 à 6 800 agents. Cette augmentation correspond à une tentative de militarisation des forces de police. Cette orientation est cependant vite abandonnée. La presse républicaine et libérale a vivement réagi au nom de l’idée, croissante depuis les années 1860, d’une police proche du public. Surtout, le Conseil municipal de Paris, situé à gauche de l’échiquier politique, a mené au même moment une tentative de municipalisation. L’opposition avec la préfecture de police dure quatre ans, de 1874 à 1878. La remise en cause de l’étatisation de la police municipale parisienne ne va pas plus loin : les préfets de police et les gouvernements refusent de se priver du contrôle d’une telle force de police dans la capitale. »

Une préfecture de police devenue le laboratoire du maintien de l’ordre en France et dont on connaît le rôle lors de la rafle du Vél’d’Hiv’ et du 17 octobre 1961 – son pouvoir semble aujourd’hui intouchable.

Propos recueillis par Mathieu Léonard

1 Quentin Deluermoz est l’auteur 
au Seuil du Crépuscule des révolutions (1848-1871), 2012 et de Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, 2020.

2 Maxime Jourdan a établi l’édition de Philémon, Vieux de la Vieille (Roman de la Commune, de l’exil et du retour) de Lucien Descaves, La Découverte, 2019. Il est l’auteur des articles « La police sous la Commune » et « Les blanquistes sous la Commune » dans le dictionnaire coordonné par Michel Cordillot, La Commune de Paris 1871 : Les Acteurs, l’événement, les lieux, L’atelier, 2021.

3 Publiées pour la première fois en 2010 aux éditions Horay, sous le titre Dictionnaire de la racaille. Manuscrit secret d’un commissaire de police parisien au XIX e siècle.

4 Éditée sous le titre Policiers dans la ville. La Construction d’un ordre public à Paris (1854-1914), Publications de la Sorbonne, 2012.

5 Depuis la Révolution française, les bataillons de gardes nationaux sont une armée de réserve de citoyens. La guerre contre la Prusse de 1870 a vu leurs rangs gonfler jusqu’à 590 000 hommes. La Fédération de la Garde nationale parisienne a constitué le bras armé de la Commune.

6 Mémoires inédits du chef de la Sûreté sous la Commune, Paris, Félix Juven, 1900.

7 La Commune de Paris au jour le jour, 1908.

8 Le 1er mai, pour faire face à l’avancée des troupes versaillaises, le Conseil de Commune vote les pleins pouvoirs à un exécutif restreint sur le modèle du Comité de salut public de 1793. Une minorité, composée de socialistes anti-autoritaires, déplore que la Commune ait « abdiqué son pouvoir entre les mains d’une dictature ».

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