Dans les Pyrénées
Les frontières contre-attaquent
La vision est improbable : à quelques kilomètres de la Méditerranée, des blocs de béton armé barrent totalement la route qui mène au col de Banyuls et ses 357 mètres d’altitude. Une fermeture emblématique, car c’est par là qu’avaient fui des milliers de réfugiés espagnols et catalans lors de la Retirada, en 1939.
Sur toute la chaîne pyrénéenne, plusieurs axes secondaires et chemins de montagne sont bouclés depuis le 11 janvier – et ce, « jusqu’à nouvel ordre ». La mesure, censée lutter contre la « menace terroriste », les « trafics » et « l’immigration clandestine », avait été annoncée en novembre par Emmanuel Macron, à l’occasion d’une visite surprise au Perthus (Pyrénées-Orientales).
Qu’importe que les flux migratoires en direction de l’Union européenne soient à leur plus bas niveau depuis le début de la « crise des réfugiés » déclenchée par la guerre en Syrie en 2011 : conforme à la maxime jupitérienne « Nous sommes en guerre », l’État français n’a pas lésiné sur les moyens, cultivant l’illusion d’une maîtrise absolue de son territoire. À Cerbère et au Perthus, où la frontière reste ouverte mais sous conditions et haute surveillance, on ne compte plus les renforts : une compagnie de CRS, un escadron de gendarmes mobiles, des unités de la police aux frontières (PAF) et même des militaires de l’opération Sentinelle... La PAF, omniprésente à la gare ferroviaire de Cerbère pour scruter les trains en provenance de Barcelone, dispose même d’un avion qui survole le massif pyrénéen trois à quatre fois par semaine1. Jùlia, militante catalaniste rencontrée dans cette même gare, analyse ce tour de vis sécuritaire à la lumière d’un plus large contexte : « La fermeture des frontières est à relier avec l’état d’urgence permanent, avec l’absence totale de contre-pouvoir face à un exécutif extrêmement centralisé et qui a toute-puissance. »
En verrouillant les frontières – et les fermetures justifiées par la crise sanitaire participent du même processus2 – le gouvernement normalise les thèses de l’extrême droite, notamment celles de Génération identitaire qui a fait de la démarcation un enjeu de propagande récurrent, que ce soit dans les Hautes-Alpes en avril 2018 ou, plus récemment, dans les Pyrénées.
Le 19 janvier, le groupe a ainsi lancé une opération « anti-migrants » au col du Portillon (Haute-Garonne), porte d’entrée du Val d’Aran, en Espagne. Un choix absurde : du fait de son isolement géographique, cette vallée des Pyrénées centrales n’a jamais été un lieu de passage de migrants ou de réfugiés. Pour les identitaires, ce bout de frontière avait peut-être l’avantage d’être parmi les plus proches de Toulouse en voiture...
Sur place, la réalité est que la limite étatique importe peu aux habitants. Bien que situé en Espagne, le val d’Aran est une vallée qui regarde la France. C’est d’ailleurs ici, hors de l’Hexagone, que la Garonne prend sa source. Les Aranais, quasiment tous trilingues (français, espagnol et aranais), descendent régulièrement la vallée formée par le fleuve pour se faire soigner côté français, parfois même jusqu’au CHU de Toulouse, ou pour remplir leur caddie à l’immense et affreux centre commercial d’Estancarbon. Dans le val d’Aran, la frontière n’a rien de naturel : si la population aranaise (environ 10 000 personnes) est administrée depuis Madrid, c’est simplement parce qu’au terme de dizaines de guerres et de hasardeux mariages princiers, après avoir été soumise tantôt à l’autorité des seigneurs catalans, tantôt à celle des monarques français et aragonais, elle a fini par tomber dans l’escarcelle de la couronne d’Espagne. Le val d’Aran ? Un cas d’école pour les nombreux universitaires qui ont mis en évidence que la frontière, en tant que trait plein sur une carte, n’est qu’une représentation visuelle partiale d’une réalité complexe et variée.3 Mais revenons aux identitaires du col du Portillon, pour signaler que les gendarmes eux-mêmes les ont décrits comme peu préparés et sous-équipés, avec « des petites baskets » dans la neige, frigorifiés et obligés de réduire leur « contrôle » de la frontière à une pauvre opération de communication furtive, terminée quelques heures seulement après avoir démarré.
Quelques centaines de kilomètres à l’ouest, au Pays basque, une quinzaine de points de passage sont aussi fermés à la circulation depuis la mi-janvier, à l’exception des poids lourds et des travailleurs transfrontaliers.
Loin des feux médiatiques hexagonaux, des centaines de manifestants déterminés se sont à plusieurs reprises rassemblés4 de part et d’autre de la frontière pour dénoncer ces mesures jugées centralistes et autoritaires. « Après le G7 de Biarritz, ils nous imposent encore une ambiance sécuritaire pesante. En tout, ce seraient 4 800 policiers, gendarmes et militaires qui sont mobilisés. Combien d’argent jeté par les fenêtres alors que des médecins et des infirmières auraient été beaucoup plus utiles en cette période ? », commente Maitena, une trentenaire croisée dans un cortège à Baigorri, le 6 février.
En cause ici, la fermeture du col d’Izpegi, culminant à 672 mètres, qui ne permet plus de rejoindre la vallée espagnole du Baztan, située à quelques kilomètres seulement. Une mesure difficile à supporter : depuis longtemps, et tout particulièrement pendant la période franquiste, la population basque a été séparée dans deux États distincts mais, depuis les années 1990 et la libre circulation dans l’espace Schengen, les locaux étaient parvenus à contourner l’arbitraire étatique de la frontière, qui morcelle péniblement des bassins de vie comme la vallée de la Bidassoa.
Reste que les plus fervents nationalistes français demeurent obsédés par le tracé hexagonal. Le 16 février, sous le slogan « La frontière, symbole d’une immigration massive », le Rassemblement national (RN) lançait sa campagne des régionales pour la Nouvelle-Aquitaine à Béhobie, point de passage entre les États français et espagnol, près d’Hendaye. Dans les Pyrénées-Atlantiques, un département où le vote lepéniste reste contenu5, la visite de l’extrême droite était attendue de pied ferme : « L’étranger ici c’est le RN », pouvait-on lire sur une des banderoles des opposants.
Un contre-rassemblement improvisé, réunissant des antifascistes, des militants basques et le collectif d’accueil « Etorkinekin Solidarité Migrants », a même contraint par la force la poignée de frontistes à s’enfuir sous la protection de la police française. Et ce, non sans ironie, par le territoire espagnol via le même pont de Béhobie que le RN voudrait voir définitivement barré. Une transgression opportuniste ou la fin d’une fascination pour la frontière ?
1 « À la frontière entre la France et l’Espagne, points de passage fermés et contrôles accrus », Le Monde (20/01/2021).
2 Fin janvier, le Premier ministre Jean Castex a annoncé l’interdiction, sauf motif impérieux, de toute entrée ou sortie du territoire à destination ou en provenance d’un pays extérieur à l’Union européenne.
3 D’ailleurs, les obsessions de l’extrême droite « frontièrolâtre » incarnent à merveille toutes les croyances erronées et anachroniques sur l’histoire de la construction des États.
4 « Manifestation à Baigorri pour la réouverture totale de la frontière et contre la présence des militaires », site de France Bleu (6/02/2021).
5 13,74 % des voix au premier tour de la présidentielle de 2017, contre 21,30 % au niveau hexagonal.
Cet article a été publié dans
CQFD n°196 (mars 2021)
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Paru dans CQFD n°196 (mars 2021)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
Par
Illustré par Gwen Tomahawk
Mis en ligne le 19.03.2021
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