Entretien avec Paul Jorion, penseur libre
« Le capitalisme est à l’agonie »
CQFD : Wikileaks, dont vous parlez beaucoup dans votre dernier ouvrage, prétend révéler les dissimulations et les mensonges des gouvernants. Pensez-vous que la vérité, dans le monde dans lequel on vit, a encore une force pratique ?
Paul Jorion : La vérité a toujours eu une force pratique. Elle offre le moyen de construire des arguments qui soient à la fois cohérents et maîtrisés dans un environnement particulier. Il s’agit cependant d’une construction culturelle à partir d’arguments polémiques, et dont on peut dater l’émergence comme je l’ai expliqué dans mon ouvrage Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard, 2009). Avec la vérité, on ne se situe ni dans l’absolu, ni dans le n’importe- quoi. Bien qu’elle puisse être critiquable parce qu’elle est un produit social et historique, l’exercice de la vérité par la raison (l’enchaînement contrôlé de propositions vérifiables) a produit, d’une manière globale, un mieux.
Il y a des périodes où un seuil psychologique est atteint pour les populations. Il n’est pas simplement dans l’imagination, mais lié à des réalités qui font que des choses qui ont été jusqu’alors tolérables cessent de l’être. Par exemple, des activités financières comme la spéculation passent relativement inaperçues tant que tout le monde gagne de l’argent, chacun à son échelle. Au moment où la spéculation est devenue la seule source d’enrichissement, un seuil est atteint et le niveau de tolérance baisse. C’est à ce moment-là que la vérité sur la spéculation réalise son potentiel. Seul le contexte la rend cruciale ou non. Avec Internet, ce qui a changé ce n’est pas la manière qu’a la population de réagir à la vérité, c’est la possibilité pour un certain type d’informations de circuler beaucoup plus rapidement.
La vérité en soi n’a peut-être pas autant d’impact qu’on peut l’imaginer. Prenons l’exemple de ce Tunisien dont l’immolation a causé l’indignation qui a conduit au soulèvement de la population dans son pays. Un des éléments essentiels du drame a été le fait qu’il a été giflé par une policière. Or il semble avéré que cette femme ne l’a pas frappé et qu’il s’agisse là d’une enjolivure, si l’on peut dire, de la part de quelqu’un qui a fait circuler la relation des événements et l’a ajoutée pour la rendre plus intéressante aux yeux du public. Cela a joué un rôle très important. Mais c’est le fait que le seuil de tolérance de la population avait été atteint qui a fait que cet élément a provoqué un soulèvement. Dans ce cas en particulier, ce n’est pas la vérité mais un élément faux qui a joué un rôle décisif. De fait, la vérité : oui. Mais uniquement la vérité : pas nécessairement. Il y a en circulation beaucoup de thèses du complot, qui sont des récits et des discours créés pour faciliter la compréhension. On ne sait pas comment les choses se sont passées et l’on invente alors un complot pour boucher un vide dans l’explication. Dans le cas de l’information que révèle Wikileaks, il s’agit d’informations vraies. Il ne s’agit pas d’opinions émises par les uns ou les autres. On a affaire là au contraire à une explication réelle et celle-ci est, en général, relativement banale par rapport à la conspiration que l’on avait imaginée à la place.
Mais ce qui est important ici, c’est le fait que les informations révélées par Wikileaks émergent à l’endroit où l’on avait tenté initialement de les tenir secrètes. Leur relative banalité a pour envers leur caractère stratégique, que la dissimulation voulait cacher.
Aujourd’hui le fonctionnement du monde globalisé a acquis une fragilité technologique phénoménale, à travers les systèmes on line. Pour mettre à mal le système capitaliste aujourd’hui, on peut penser que les Anonymous ou les hackers n’ont pas besoin d’être aussi nombreux que pour mener des actes de sabotages au XIXe siècle ?
Il y a des parallèles pour ce qui touche aux méthodes et au système de valeurs, entre par exemple les nihilistes russes de la seconde moitié du xixe siècle et les Anonymous contemporains. Ceci dit, les mesures de protection s’améliorent sans cesse à l’aune des attaques qui peuvent venir. Par exemple, beaucoup de hackers ou de techniciens très pointus dans le domaine de l’informatique travaillent de leur côté pour les gouvernements, ou pour l’Otan, ou encore pour le FMI, lorsque leurs sites sont attaqués. Le gouvernement américain en recrute ainsi en grande quantité. Et ces gens-là ont les mêmes connaissances que ceux qui attaquent le système. Mais ils sont recrutés pour opérer la parade et les représailles face aux attaques qui les visent. Au cours des semaines récentes, il y a eu beaucoup de défaites du côté des hackers : plusieurs ont été arrêtés. Il s’agit, comme souvent, d’un individu isolé. Il va de soi qu’on ne peut décapiter Anonymous, puisque par définition il s’agit d’une association extrêmement distendue de programmeurs qui ne se connaissent pas pour profiter justement de la relative protection qu’offre le fait de ne pas se connaître les uns les autres.
Vous aviez anticipé la question des subprimes et la crise que cela allait engendrer. Dans votre dernier livre vous parlez de « l’agonie du capitalisme »…
Je n’ai pas anticipé la crise : je travaillais au sein des subprimes et j’ai fait une description de ce qui était en train de se passer. Les conséquences possibles de ce que j’observais étaient de l’ordre de l’extrêmement prévisible. Dans d’autres circonstances, on n’a pas accès à l’information, on ne voit pas apparaître ce que j’appelle des nervures, ces lignes qui conduisent inéluctablement d’une situation à une autre. À propos de « l’agonie du capitalisme », je suis factuel et descriptif. Si la représentation que j’offre n’est pas répandue dans le public, c’est parce que l’on ne sait pas exactement ce qui se passe au sein de la finance, comment tout cela fonctionne. Mon travail est d’expliquer afin que l’on comprenne qu’il ne s’agit pas d’une agonie qui va venir, mais qu’elle est déjà en train d’avoir lieu.
Vous dites que nous sommes « dans une situation pré-révolutionnaire ». Vous considérez cette situation avec les mêmes éléments que ceux qui vous ont permis de décrire l’arrivée de la crise ?
Quand je parle de période pré-révolutionnaire, cela signifie qu’un certain nombre de seuils ont été atteints et cela fait que l’on est beaucoup plus attentif aux choses que l’on avait ignorées. Les sujets, anodins dans un contexte de café du commerce, deviennent soudain importants. Non pas qu’ils aient changé de nature mais parce que les individus qui en parlent en parlent différemment du fait d’une expérience différente dans leur vie. Les forces centrifuges sont beaucoup plus puissantes que les forces centripètes. Celles qui poussent à l’éclatement sont très puissantes. À côté de cela, l’impuissance de la classe politique résulte du chacun pour soi, malgré les tentatives de rassemblement. Le spectacle de ces tentatives est affligeant par son manque d’efficacité.
En Tunisie, après la chute de Ben Ali, beaucoup parlaient de révolution en précisant qu’ils n’avaient pas de « feuille de route ». Aujourd’hui, au-delà des idéologies religieuses ou du dogme imposé par l’économie de marché, il n’y a pas de projets d’émancipation communs…
C’est parce qu’on a le nez dans le guidon que l’on voit les choses aussi peu clairement. Avec un certain recul, tout apparaît très différemment. Quand on parle de 1789 en France, par exemple, il est dit qu’il y avait Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, etc. C’est une illusion rétrospective de croire qu’il y avait une masse de gens qui les avaient lus et qui se disaient qu’il fallait appliquer telle ou telle chose qu’ils avaient écrite. Si cela avait été le cas, l’enchaînement des événements aurait été beaucoup plus rectiligne, avec beaucoup moins d’hésitations. Nous ne sommes pas dans une période très focalisée comme celle des années trente où des gens se ralliaient d’un côté en masse à un idéal de type communiste et d’un autre au fascisme. La période actuelle ressemble plutôt à 1788. Il devient évident que le système ne marche plus, mais personne n’a une vision claire de ce qui va advenir. Pourtant les idées qui feront la suite sont sûrement déjà là. Il y a des débats sur des questions essentielles qui n’ont pas été traitées à fond jusqu’ici, tels ceux, notamment, sur la question de la propriété privée, sur le lien entre revenus et travail. Ceux qui parlent de pic pétrolier et considèrent le reste comme la résultante de cela, mettent au second plan le fait que l’informatisation a joué jusqu’ici un rôle plus important que celui de l’épuisement des ressources. Elle oblige les individus à dissocier la notion de revenus de celle du travail dont la quantité nécessaire diminue à toute allure. Le travail qui se trouve maintenant en Chine ou en Indonésie n’est qu’une fraction de celui qui a disparu chez nous. Comme on l’avait exactement imaginé dans les années cinquante, le travail est en train de disparaître alors que les gens doivent continuer à avoir les moyens de vivre. Il faut par conséquent que les revenus ne soient plus nécessairement liés au travail. On ne peut plus dire comme Keynes, « on va mettre tout le monde au plein emploi et ça va résoudre le problème ». Il n’y a plus assez de travail pour cela.
Comment voyez-vous le « mouvement des indignés » ? Il y a une espèce de passage du « on line » vers le « on live ». Mais l’énergie libérée ne contraste-t-elle pas avec le manque de programme politique de ces grandes assemblées ?
Je suis assez vieux pour avoir vécu mai 1968. Je sais qu’il y a des périodes où l’on réfléchit beaucoup et où cela ne débouche pas immédiatement sur des conclusions qui seraient sans ambiguïté. Ce sont des moments « de prises de parole » ainsi que les désigne Michel de Certeau. En 1968, dans ces prises de parole, il y avait 95 % de déchet : les gens disaient ce qui leur passait par la tête. Un ami m’a dit : « Tu te rappelles ce que tu faisais pendant les assemblées libres : tu collectais les ordures ! » Je ne m’en souvenais pas mais c’était sans doute pour moi la meilleure chose à faire dans ces circonstances-là. De ces discussions, il n’y avait pas beaucoup de contenu à sauver. L’important, c’était justement le fait même de l’assemblée, que des gens qui ne l’avaient jamais fait osent ouvrir la bouche pour dire ce qu’ils avaient à dire, même si ce n’était pas très élaboré. Ma réaction instinctive : il était essentiel que cela puisse continuer, indépendamment de la qualité de tout ce qui se disait.
Dans ces moments-là, peut-on dire ce qui, de la raison ou de l’émotion, agit ?
La raison n’existe pas à l’état statique, elle a besoin d’un moteur, cela m’était apparu quand je faisais de l’intelligence artificielle. Son moteur, c’est l’émotion, l’affect. Il ressort de la métapsychologie freudienne que la part d’inconscient qui nous fait agir et parler ne disqualifie pas l’ensemble de ce que nous faisons et exprimons. Ne considérer que la raison, c’est aplatir, retirer plusieurs dimensions à l’ensemble de nos actions. Le simple fait d’ouvrir la bouche pour nous exprimer est émotionnel. Ce qui vient ensuite, c’est ce qui est pertinent en contexte : de la raison engendrée par une dynamique d’affect. Il faut être économiste pour imaginer que l’animal humain se réduit à un homo economicus rationnel.
Pensez-vous que nous vivons une époque de rupture ?
Tout à fait. C’est un grand tournant historique et humain, au moins aussi important que la chute de l’empire romain. Même, peut-être, équivalent à celui du passage du paléolithique au néolithique avec l’invention de l’agriculture : un véritable changement du comportement des hommes sur la terre. Je ne dis pas que ce tournant sera achevé dans dix, vingt ou cinquante ans. Il est en train de s’amorcer. Nous vivons une époque majeure.
Voir aussi « Guérilleros contre armée régulière ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°91 (juillet-août 2011)
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Paru dans CQFD n°91 (juillet-août 2011)
Par
Illustré par JMB
Mis en ligne le 12.09.2011
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