Ambiance ambiance

DERNIER JOUR DE JUIN, il flotte sur l’usine un drôle de climat. Outre la chaleur étouffante, c’est une ambiance particulière qui règne. Le nouvel atelier de fabrication d’acide nitrique (construit par des Tchèques) va démarrer dans les heures à venir, avec l’habituel retard de plusieurs mois. Tous les salariés de l’usine et du groupe savent que cet atelier va entraîner des bouleversements : l’arrêt de trois autres à Rouen et dans le Nord ainsi que diverses restructurations.

Donc, en cette veille de vacances, on est dans l’expectative. Il est évident qu’il va y avoir un plan de suppression d’emplois avec concentrations de services, de surveillances d’atelier et, peut-être, fermeture du site dans le Nord. Le travail va peser davantage sur ceux qui restent en complexifiant et augmentant encore plus leurs tâches. Sur l’usine, l’activité ne va pas baisser, au contraire, mais, petit à petit, tout va se trouver transféré à des entreprises sous-traitantes multipliant les emplois d’intérimaires : chargement et déchargement de bateaux et de trains d’ammoniaque, maintenance mécanique et électronique et tout un tas de boulots importants et parfois risqués. Alors que le procès d’AZF a montré les dangers de sous-traiter (personnel pas assez formé ou qui change souvent), la direction s’enfonce encore plus dans cette nouvelle organisation du travail. D’ailleurs la direction de GPN rêve de produire des engrais en n’ayant plus de salariés à statut.

Évidemment ça joue sur l’état d’esprit des copains. Entre résignation, attente d’un départ précoce, calculs du nombre de départs, etc. Ça discute ferme. « Est-ce que ce ne seront que ceux qui sont nés en 1953 qui partiront ? Ou 1954 ? » On prendrait presque les paris. Si les rumeurs de plan dans l’usine reviennent cycliquement, cette fois, ça semble réel. Reste à savoir quand.

Donc le climat est plutôt morose. La combativité est en berne dans les divers secteurs de l’usine et les dernières journées d’action intersyndicales foireuses n’ont pas arrangé les choses. On pourrait penser que, vu la période estivale, tout le monde pense à la plage plutôt qu’au boulot, mais même pas. D’autant que pas mal de copains ne partiront pas en vacances cet été. Bon bref, vous voyez l’ambiance qui règne dans l’usine.

En fait c’est pas du tout de ça que je voulais vous entretenir, mais maintenant c’est trop tard. Je voulais vous raconter que le dernier plan avait été tellement efficace qu’il y avait eu plus de départs en préretraite que prévu. Il avait fallu embaucher et, pire, il a été fait appel à certains préretraités pour qu’ils reviennent bosser. La plupart ont refusé de revenir, se faisant même un plaisir de dire merde au patron, mais il y en a quand même trois qui ont accepté.

Le premier est un ancien contremaître qui était très mal vu dans son service et qui a été pris pour une mission d’un an (très bien payée) pour essayer de trouver un roulement unique pour les travailleurs postés du site.

Le deuxième est un prolo des plus serviles. S’emmerdant chez lui, semble-t-il, il a accepté tout de suite. Et depuis bientôt six mois qu’il est là,il accumule les heures supplémentaires. Dès qu’un chef le siffle alors qu’il devrait être de repos, il accourt. Il est devenu pire qu’avant. Lorsqu’il est dans l’atelier, il ne se mêle pas aux autres, ne parle pas et reste face à ses écrans. Hormis le fric, on se demande pourquoi il est revenu.

Le troisième est plus problématique. Il est revenu depuis un an et gère les entreprises sous-traitantes qui interviennent dans l’usine. Comme, avant de partir en préretraite, il fut un militant syndicaliste (CFDT) plutôt honnête et en pointe sur l’amélioration des conditions de travail, alors, bien sûr, ça fait jaser. Sans être un boute-en-train, il discutait facilement et ne disait jamais non à un apéro ou à un verre de rosé (voire deux ou trois). Depuis qu’il est revenu, il fait juste son boulot. Il ne parle plus à personne et reste dans son coin. Il ne retourne même pas voir ses excamarades cédétistes. Le passage vers le coté obscur a dû entraîner une culpabilité qu’un salaire plus important ne semble pas suffire à faire digérer. Quelle idée de revenir au boulot quand une pension suffisante permet de faire d’autres choses plus enthousiasmantes !

Voilà, c’est tout pour ce mois-ci, bonnes vacances et rendez-vous dans ces pages et dans les rues à la rentrée (soyons fous).

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Paru dans CQFD n°69 (juillet-août 2009)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 07.09.2009