SOS médecins du travail
Dans chaque usine, on essaie de se garder quelques îlots pour tenir. Ce sont les vestiaires, les fumoirs, les réfectoires… Des lieux où l’encadrement se pointe très rarement, sous peine de se faire envoyer balader. Il y a aussi d’autres lieux, plus institués, comme les locaux du comité d’établissement ou, lorsque c’est possible, les locaux syndicaux. Ce sont des lieux presque hors du temps de l’exploitation, et l’on s’y attarde en fonction des rapports qu’on entretient avec la hiérarchie ou avec le boulot.
Il reste un autre lieu de plus en plus fréquenté par les collègues, c’est l’infirmerie. D’autant plus lorsque l’infirmière a tendance à considérer le personnel, majoritairement masculin, comme ses enfants.
C’est pourtant un lieu qui se rétrécit, car il représente souvent un coût et parfois un contre-pouvoir dont les patrons voudraient se passer. Depuis des années, la médecine du travail est attaquée par le Medef. Les visites médicales sont espacées et il existe même des entreprises où les salariés n’ont qu’une visite médicale d’embauche. Les postes de médecins du travail, quant à eux, se réduisent, ou sont occupés par des médecins intérimaires qui ne connaissent pas toujours tous les tenants et aboutissants de l’usine, les produits utilisés, les émissions nocives, les rythmes de travail, etc.
Ici, vu les risques chimiques et industriels, la présence d’un médecin et d’une infirmière est obligatoire. Quand je suis rentré dans la boîte, le médecin était un ancien militaire en retraite avec tout ce que cela comporte. En plus, à chaque visite il nous citait un morceau de la Bible ou des évangiles (si, si). Ensuite on a eu une femme, fille d’un directeur réputé d’un secteur psychiatrique de la région. Elle ne faisait ce boulot que « pour son argent de poche », comme elle disait. Elle avait également la haine des prolos qui, pour elle, étaient tous des alcooliques. Du coup, pour supprimer ce vilain vice, elle a fait installer des distributeurs de sirop de menthe et de grenadine partout (ce qui a permis à certains de se concocter quelques savoureux mélanges à l’heure de l’apéro).
Ensuite, on a eu droit à un vrai militant. Faut dire qu’être médecin du travail peut se rapprocher d’un véritable sacerdoce : une paye moindre et une position, entre le patron et les salariés, pas toujours simple à négocier. N’empêche qu’en travaillant avec les élus au CHS-CT, il a pu mettre en place des protocoles, monter des dossiers pour des salariés ayant côtoyé l’amiante, parler de la souffrance au travail, etc. Il a été un appui important pour les syndicats lorsque ceux-ci ont voulu interdire l’emploi de certains produits cancérigènes. Il a fait son boulot, en somme.
Il va sans dire que lorsqu’il y a eu le plan de restructuration et que l’effectif est passé à moins de 500, ce médecin a dû trouver une autre usine pour emmerder un autre patron.
Nous nous sommes retrouvés alors avec une médecin à mi-temps venant d’une entreprise sous-traitante. Issue d’un milieu qu’on dira « favorisé », elle s’est d’abord montrée plutôt timorée en suivant à la lettre les directives patronales (son entreprise dépend directement du Medef). Mais, témoin de nos conditions de travail, elle a fini par changer de camp. Ce qu’elle me dit c’est que plus ça va et plus les gens viennent se plaindre de leur travail. Mais ce qui l’horripile particulièrement, phénomène qui s’est accentué depuis l’annonce du report de l’âge de la retraite, c’est le nombre de « séniors dans l’usine » (comme elle dit), qu’elle doit déclarer inaptes au travail de nuit, ou à d’autres travaux particulièrement physiques. « Je suis aussi choquée par le nombre de cancers, d’hypertensions, de maladies musculo-squelettiques, et autres. Il me semble que la maladie a remplacé la bagarre. Avant les salariés s’engueulaient avec leurs chefs et ça allait mieux après. Maintenant les gens courbent le dos, subissent et du coup c’est le corps qui prend. » Elle sourit et, sachant à qui elle s’adresse, elle ajoute : « Il me semble qu’avant, il y avait plus souvent des grèves aussi. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°104 (octobre 2012)
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Paru dans CQFD n°104 (octobre 2012)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Fritz Kahn
Mis en ligne le 26.11.2012
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Dans CQFD n°104 (octobre 2012)
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26 novembre 2012, 12:27, par Médecin du travail
Bel article. Il y a des médecins du travail de tous les bords, c’est vrai ; mais il y en a surtout de moins en moins. Cette pénurie a été savamment orchestrée par le patronat et les pouvoirs publics, tout ça également avec la bénédiction des syndicats. Si cette spécificité française disparaît c’est sans doute parce que de nombreuses personnes ne savent pas a quoi elle sert et qu’il est de bon ton de critiquer...jusqu’au jour ou on est dans la merde et que l’on s’aperçoit que le médecin peut être utile et que c’est un chance. Après oui, il y avait plus de grèves et de véritables revendications avant. Oui, la génération actuelle a été bien dressée a subir en silence. Chacun pour soi...diviser pour mieux régner...
7 décembre 2012, 22:11, par jiB)-
Et oui, "il existe même des entreprises où les salariés n’ont qu’une visite médicale d’embauche", et notamment la plus grosse entreprise du monde : l’éducation nationale. Avec, par exemple, un demi poste de médecin du travail pour plus de 40000 salariés dans l’académie Poitou Charentes (douce région d’où je vous écris). Et un boulot, celui d’enseignant, en pleine mutation, en pleine dévalorisation (rappelez vous, il y a un siècle, l’instituteur était sur le même podium social que le curé et le notable -un médecin ?- du coin).
Et la souffrance au travail n’est pas que la souffrance physique (même si celle-là casse assez les corps des trimards de l’usine pour qu’ils ne jouissent pas trop longtemps de leur retraite).
Alors aujourd’hui, on confie nos gosses à des travailleuses et travailleurs mal traités, mal aimés, en perte de repère au boulot tellement les programmes, les méthodes, les objectifs changent vite. Avec un management (vous savez, la version libérale de la gestion des ressources humaines) qui accentue la déshumanisation. Et on s’étonne qu’il y ait des problèmes à l’école.
Moi, je suis payé pour faire en sorte que les mômes aillent bien à l’école et y trouvent de la motivation. J’ai 30 minutes dans leur vie pour faire un miracle. Parce qu’après m’avoir rencontré, on revoit les mômes se coltiner des cours chiants avec des profs aigris, dépressifs, désespérés, déconfits, usés, démotivés, écoeurés voire au mieux révoltés.
Et "on" (les parents, la hiérarchie) somme ces professionnels compétents mais défaits de bien tenir nos mômes et de fertiliser leur cervelle, sans jamais prendre le temps de prendre soin d’eux, de s’assurer qu’ils sont encore en mesure d’accompagner 30 gamins modernes (vivant à l’heure de l’internet), 55 minutes toutes les heures, 20H par semaine, puis de ramener chez eux leurs problèmes, leur travail de préparation, leur correction de devoirs, des heures durant , durant lesquelles la famille les regarde (ou ne les regarde plus) suer du cul devant leur bureau...(combien d’heures ça bosse un enseignant ? bah, ça se compte pas sinon, ça devient fou)
Mais la médecine du travail veille à l’éducation nationale. Si vous menacez de vous suicider ou que vous vous en prenez trop fort à une classe ou un môme, que vous péter un plomb, avec un peu de chance, dans 3 mois, votre dossier arrivera sur le bureau du médecin du travail et peut-être alors vous aurez une deuxième visite dans votre carrière. La dernière ?