Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste
La mairie des sans-terre
Si les yeux sont le miroir de l’âme, le paysage reflète l’histoire d’un pays. Celui qu’on traverse entre Séville et El Coronil en dit long sur la structure sociale de la région. Entre la plaine du Guadalquivir et la sierra de Cadix, les collines sont labourées à perte de vue. Pas un arbre à l’horizon. De-ci de-là, un cortijo de señoritos, avec sa longue allée bordée de palmiers et ses armoiries au-dessus du portail. Depuis la Reconquista, la monoculture latifundiaire règne ici en maître, pour les siècles des siècles. Et ce ne sont pas les quarante ans de pouvoir sans partage du PSOE en Andalousie qui y auront changé grand-chose. De loin en loin, un bourg apparaît, comme un mirage surgi de nulle part. C’est là où se concentre le peuple sans terre, là où le latifundio vient puiser la main-d’œuvre dont il a – de moins en moins – besoin. L’histoire d’El Coronil, gros village de 5 000 habitants, ne peut se comprendre sans ce coup d’œil panoramique.
Temps de récolte. Devant le Centre ouvrier Diamantino García, une équipe de volontaires revient de la coopérative El Indiano, fondée par le Syndicat andalou des travailleurs (SAT) dans une ferme occupée depuis vingt ans. « Artichaut pour tout le monde ! C’est bon pour le foie, mais mauvais pour mes reins… », grince Vinagre, le bien nommé. En habit de travail, Diego Cañamero nous reçoit chez lui, dans le modeste salon d’une des maisons autoconstruites sur le mode Castor, en coopérative. Après l’embrassade, un clin d’œil vers Mari, notre hôte ce soir : « Vous allez être hébergés par la première ouvrière agricole élue députée dans ce pays », sourit Diego, figure du SAT, syndicat de journaliers agricoles croulant sous les procès et les amendes pour occupation illicite de terres ou entrave à la circulation et à la liberté du travail… Il a été maire d’El Coronil pendant des années. Aujourd’hui, ayant cédé le secrétariat général du syndicat, il est redevenu militant de base. Occupations de grandes propriétés sous-exploitées, coopératives, expériences municipales… : les gens du SAT ne tombent pas de la dernière pluie. « Cette vague récente pour la transformation sociale n’est le patrimoine de personne. Les primaires de Podemos ont été trop pyramidales, contrôlées depuis Madrid. Nous nous y sommes présentés, mais loin de nos terres, qui peut juger de notre légitimité ? Le discours s’est décaféiné, pour séduire le “centre”. Pablo Iglesias parle de transversalité, mais nous, nous avons une histoire qui nous ancre à gauche, avec nos revendications de réforme agraire, de revenu minimum garanti, de défense de l’eau et des services publics. Il faut parler clair. Si tu te caches, tu finis par en payer le prix. »
En route vers la mairie, la députée paysanne Mari García nous montre un immeuble neuf : « Le promoteur a fait faillite et les banques qui l’avaient financé se disputent les appartements. En attendant, des jeunes du village les occupent. » Vers le centre de la bourgade, les séquelles de la gestion municipale du PSOE, « le parti des notables », sautent aux yeux : des abribus monumentaux, rendus inutiles par une remodélation de la rue principale pour le moins maladroite : les autocars ne peuvent plus manœuvrer et s’arrêtent à l’entrée du village. La faute à un terre-plein central recouvert d’une minable imitation de Gaudí en mosaïque et agrémenté d’arbres métalliques d’un goût douteux… « Lorsque le PSOE a pris la mairie il y a huit ans grâce au vote d’un transfuge, il a trouvé un excédent de 80 000 euros. Aujourd’hui, nous héritons d’un découvert de plus de 5 millions. Quand un bébé naît ici, il a déjà 1 000 euros de dette ! », bout Maribel Gómez, maire élue sur la liste Ganemos El Coronil, soutenue par le SAT. Le constat est terrible : que va-t-on pouvoir faire à part gérer la misère ? Miguel, adjoint délégué aux Finances, est amer : « Nous avions des projets, comme l’acquisition de terres pour les cultiver en coopérative, ou promouvoir le tourisme rural, mais nous voilà pris à la gorge. » Les employés municipaux n’ont pas touché leur salaire depuis trois mois, une banderole pendue en façade de l’hôtel de ville le rappelle aux passants. « Le pire, c’est que non content d’avoir hypothéqué l’avenir du village, l’ex-maire socialiste a cassé la dynamique participative en subventionnant des associations fantômes, qui fonctionnent en vase clos, entre amis. »
Ironie : à peine battu, cet ancien maire s’est vu offrir par ses copains de la région une sinécure dans l’administration des Finances… « Une de nos promesses était la transparence : nous avons publié les comptes en plan fixe sur l’écran du canal municipal de télévision, tempête Maribel. Je suis la seule à m’être mise en congés, mes adjoints sont toujours journaliers ou chômeurs. J’ai proposé que les conseillers municipaux ne touchent leurs émoluments qu’une fois que les employés de la mairie auront encaissé les arriérés de salaire : l’opposition socialiste a menacé de porter plainte ! »
Gageons que les habitants de la petite ville sauront se défendre. Comme le rappelle Diego, rebelle sans pause, « Ici, le 15-M, ça fait trente ans qu’on le vit ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°137 (novembre 2015)
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Paru dans CQFD n°137 (novembre 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Ferdinand Cazalis
Mis en ligne le 02.05.2018
Dans CQFD n°137 (novembre 2015)
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