Sans prétention, Marseille a mauvaise réputation

La Ville-sans-nom, mais pas sans cœur

Plus de quinze ans après la première version, La Ville-sans-nom – Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent est enfin réédité aux éditions du Chien rouge. Cette compilation de citations revient dans une version augmentée et agrémentée d’une introduction inédite, pour nous faire entendre et penser Marseille crûment.

Il y a quinze ans, les éditions du Chien rouge (versant bouquin de CQFD), sortaient un petit opus, La Ville-sans-nom, signé par Bruno Le Dantec. Ce cher ami hantait déjà nos locaux et noircissait des pages dans les premières années du canard. Avec une nouvelle couverture, une splendide linogravure mitonnée par notre ancienne Queen graphiste Cécile Kiefer et un panel de citations élargi, le bouquin retrace l’histoire proche et lointaine de Marseille à travers une série de déclarations sur la ville, certaines fortes datées, d’autres contemporaines, issues de notables hautains mais aussi – courant d’air – des habitants qui la font vivre. De ces 150 percutantes pages jaillit le portrait contrasté d’une ville longtemps décriée et maltraitée – Marseille, dans la bouche de ceux qui l’assassinent, grince le sous-titre, mais toujours la tête haute et le verbe joyeux. Dans une longue introduction, l’auteur décrit la haine de classe des bourgeois de tout temps et évoque, pêle-mêle, la mémoire dynamitée du quartier de Saint-Joan et de sa langue « provençal[e] maritime ponctué[e] de mots grecs », la dépossession du port au profit de l’État ou les grands projets d’urbanisme bien pourris. Un portrait vivant du bazar démantelé de Belsunce côtoie la description d’un chantier ubuesque : celui de la rénovation de la populaire rue de la République, désertifiée au profit d’un événement culturel hors-sol. Satanée capitale de la culture. Rôdent des gentrificateurs carnivores et leurs flopées d’Airbnb1, et – bien sûr – le souvenir encore vif des morts de la rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018. « Il faut envers et contre tout raconter la mémoire des vaincus, pour dénicher des espaces libres à rouvrir », clame Bruno Le Dantec.

Reste à plonger dans cet obsessionnel travail de compilation et piocher, au hasard, des citations. À travers les époques, ceux qui ont maudit Marseille se croisent et se répondent, unis dans leur «  brutalisme langagier  ». Anonymes et politiciens baudruches sont traités sur un pied d’égalité. On tombe aussi bien sur les mots d’Himmler que sur ceux de l’horripilante adjointe au maire Samia Ghali. Sans chronologie, on y découvre les haines d’hier et d’aujourd’hui : « Dans le désordre, les insultes racistes font effet domino  », estime son auteur. Et parce que leurs saillies sont regroupées par chapitres : « Racisme ou haine du pauvre ? », « Ingouvernables minots », « Ville de grévistes », « Le bulldozer et les indésirables », leur indignité est révélée pour ce qu’elle est : des poignards rhétoriques, fourbement affûtés et orientés. Malgré la violence des mots, la lecture de ces pages ne condamne pas au défaitisme. Les stigmates se retournent. À ce torrent d’offenses assénées à travers les siècles, la rue répond un «  Vive le couscous clan ! » esquissé sur le mur d’un quartier, elle oppose les foraines et la poésie de leurs harangues quand elles cherchent à vendre « des kakis fondant comme des pacholes ». En négatif et en pulsion de vie, c’est la rumeur de fond de cette ville et de tout ce qui fait qu’on l’aime, sa diversité vivace et sa fausse langueur pleine d’étincelles, qui surgit.

Sans se soucier de l’indignation des politicards et autres bourgeois qui lui reprochent « des petites phrases » sorties de leur contexte, l’aminche Bruno nous rappelle que les mots ont un poids, que les idées néfastes ne se planquent que fort maladroitement derrière un vernis de communication politique. La Ville-sans-nom est un livre de luttes, en «  version de poche et de combat  ». En témoigne sa genèse : initié en 2005, ses citations prendront vie sur les murs de la ville. Et quelques fervents colleurs passeront la nuit en cellule pour avoir affiché aux élites la vérité de leurs mots. En conclusion de son introduction, Bruno Le Dantec interroge « Pourquoi se fatiguer à additionner autant d’inepties proférées contre nous ? […] Parce que mettre à nu son discours permet de rappeler, en négatif, ce à quoi nous aspirons : tout l’inverse. »

Par Émilien Bernard et Léna Rosada

La Ville-sans-nom sera disponible en librairie le 7 juin 2024, et dès maintenant en précommande sur cqfd-journal.org.

Brutalisme langagier (extrait de l’introduction)

“Qui de la poule ou de l’œuf ? Le parler-gras des politiciens populistes ou le parler-cash du populo dépolitisé ? Le chœur tragique que ce bouquin convoque se fait heureusement secouer les puces par le rythme plus syncopé d’une langue sauvage captée dans la rue (« Je te respecte, alors tu me respectes, fils de pute !  »), dans le livre d’or d’une expo Euromed (« Super jacuzzi et jogging rose !  »), un roman (Banjo) ou le compte-rendu épique d’un match de foot. Incha’Allah ce contre-chant serve d’antidote au poison des haters en injectant un peu de l’éloquence vulgaire chère à Dante et Pasolini. Amandoné, mieux vaut en rire et respirer l’air du large.

Puisqu’on cause sémantique, il faut aussi évoquer un fameux stigmate inversé : « Marseille, c’est pas la France ! » Cette imprécation de facho aigri s’est souvent muée en joyeuse bravade dans les bars comme dans les travées du Vélodrome. Eh oui, Marseille, c’est le bled, bébé. D’autres clichés ont un même destin contrasté : la légende noire (Marseille ville de grévistes, métèque, sale et dangereuse) cohabite maintenant avec la légende rose des agences de communicants (Marseille ville de soleil, cosmopolite, bouillonnante et… rebelle). Idem avec la pirouette de l’ancien maire qui, dès qu’on questionnait sa politique, criait au Marseille bashing pour renverser la charge de la faute. Autre twist culturel : la classe politique locale abuse des pagnolades comme d’un cache-sexe pour son indécrottable xénophobie. Une Provence de carte postale est brandie, façon gri- gri d’exorciste, contre l’Arabe, l’outre-Méditerranéen, le musulman, occultant que cette partie du monde a de tout temps regardé vers la mer.”

« Trafics, criminalité, immigration, insécurité : Marseille est un concentré de tout ce qui nous tue. » (Eric Zemmour, tweet du 16 novembre 2021)

« [L’adjoint au maire Gérard] Chenoz, il nous parle comme un gouverneur colonial. » (Sofiane, forain journalier sur le marché de la Plaine, 11 septembre 2018)

« N’aie pas peur de mettre la sauce, ma belle ; dans la vie il vaut mieux sentir l’ail qu’avoir mauvaise haleine.  » (Le Syrien, spécialiste du shawarma maison, en face du conservatoire, 13 mai 2019)

« Un remous brutal laisse la place à une patrouille de Fritz chargée d’accélérer le mouvement d’expulsion [du quartier Saint-Jean] et de faire entendre aux têtus et aux naïfs que ce petit exode imprévu n’est pas une galéjade. Malgré ma peur, il m’arrive de penser que les Allemands ont bien fait de prendre cette initiative. Pascal Lebègue et moi, nous nous étions souvent demandé si la municipalité ne profiterait pas du chambard mondial pour raser cette cour des miracles où la pourriture et le tragique se disputaient la palme. » (Yves Gibeau, Et la fête continue, Calmann-Lévy, 1950)

« Je suis effondré par ce qui vient de se passer. » (Tweet de Jean-Claude Gaudin après les effondrements de la rue d’Aubagne, 2018)

« Je crois que Marseille est incurable à jamais, à moins d’une déportation massive de tous les habitants et d’une transfusion d’hommes du Nord. » (Louis Fréron, proconsul envoyé par la Convention en 1794, cité dans Paul Gaffarel, « La Terreur à Marseille », Annales de Provence, 1913)

« J’ai lutté là comme avec aucune autre ville, il est plus dur d’en arracher une phrase que de tirer de Rome un livre. » (Walter Benjamin sur Marseille, lettre à Hugo von Hofmannsthal, juin 1929)

« Les canons des galères et des forts braqués contre la ville avec ordre aux commandants de tirer au premier signe : un moyen de contenir la chiourme qui avait menacé de se révolter et de se joindre à la canaille pour faire main basse aux riches et saccager la ville. » (P. Giraud, religieux de la Trinité, 1709)

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CQFD n° 231 (en kiosque)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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