CQFD

Le rébus de Walter Benjamin

Phoque, Marseille


paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024), par Bruno Le Dantec, illustré par
mis en ligne le 06/08/2024 - commentaires

Dans Walter Benjamin et le rébus de Marseille, Jérôme Delclos et Thomas Azuelos cartographient la rencontre entre le philosophe et la cité phocéenne à la fin des années 1920. Une ivresse et un rébus désormais décodés ?

« Cette ville a du poil aux dents… En tirer une phrase est plus difficile que d’écrire tout un livre sur Rome… Gueule de phoque qui avale des prolos jetés en pâture à heure fixe par les compagnies maritimes… » Walter Benjamin et le rébus de Marseille [1]sert aux lecteurs et lectrices aventureuses des punchlines bien senties. Et beaucoup plus que ça.

Walter Benjamin, philosophe juif allemand mort en 1940, alors qu’il fuyait le nazisme, pratiqua la dérive urbaine que théoriseront plus tard les situationnistes. Après Berlin, Paris ou Naples, il tenta de déchiffrer l’énigme de Marseille en se perdant dans ses rues. « Mais de quoi ont-ils eu si peur ? », s’interrogeaient déjà Christine Breton et Sylvain Maestraggi à propos des errances de Benjamin et de ses amis Ernst Bloch et Siegfried Kracauer, lorsqu’ils découvrent la ville en 1926 [2]. L’ouvrage présent poursuit leur quête, sur la piste du flâneur saisi par l’inquiétante « modernité » qui vient de raser le quartier de derrière la bourse. Benjamin ne le sait pas, mais cet hygiénisme belliqueux faisant table rase des vieux quartiers annonce les rafles et le dynamitage barbares du quartier Sant-Joan par la Wehrmacht et la police de Vichy en février 1943. Les mots de Delclos tâtonnent presque autant que l’homme intuitif et fragile dont il dresse le portrait, et les dessins d’Azuélos font bien plus que les illustrer. Ensemble, ils rendent hommage à celui qui se risque, ivre de haschich et de craintes bravées, dans les bas quartiers où la poésie crue des ruelles embarque la littérature et les idées d’émancipation dans une même galère.

Benjamin démarrait toujours l’exploration d’une ville par sa périphérie. Sa métaphore du phoque, peut-être lui est-elle venue en parcourant, près de la Timone, la traverse du Cheval marin jusqu’à la taverne éponyme dont l’enseigne métallique représentait une otarie… En tout cas, Benjamin va à l’os, au cœur, au ventre de la vieille cité – à l’opposé d’un Marcel Pagnol qui, à la même époque et sur le quai d’en face, met en boîte un folklore destiné à amuser les galeries de la capitale.

Si par moment l’exposé de Delclos se fait réitératif, on tire son chapeau aux auteurs tout comme les prostituées chapardaient leur couvre-chef aux bourgeois égarés dans le quartier rouge [3]. Il donne envie d’aller à la source des textes éparpillés de Benjamin, certains retrouvés dans une valise après son suicide sur la route de l’exil. Les rares passages à vide jouent leur rôle : celui de passage, justement, vers l’œuvre d’un visionnaire parlant au présent. Tel ce conseil posthume : plutôt que caresser le poil trop luisant de l’histoire officielle, tirons de l’oubli celle des vaincus pour rouvrir des pistes trop vite abandonnées.

[/Par Bruno Le Dantec/]


Notes


[1Quiero, 2024.

[2Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, éd. Commune, 2016.

[3Taquinerie rapportée par plusieurs chroniqueurs et que l’auteur élucide au fil des pages.



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