Dossier. Au-delà de Podemos : le pari municipaliste
La Maison du peuple
Filiale de General Motors (GM) dans la baie de Cadix, Delphi fabriquait des composants d’automotion – amortisseurs, systèmes de direction et roulements à billes. Puis GM l’a bradé et l’usine a périclité. « Nous étions près de 2 000 ouvriers, se souvient José María. Si on compte les boîtes de sous-traitance, la fermeture de Delphi a affecté près de 4 000 familles. » Huit ans après la fermeture de leur usine, 500 ex-Delphi sont encore sur le carreau, spoliés de leur indemnité de licenciement et abreuvés de promesses par leurs syndicats et le gouvernement régional, qui ont fait de leur malheur un business.
« Tous les politiciens de Cadix sont des incapables », proclame une banderole noire pendue en travers de la porte de la bourse du travail de Cadix. À l’intérieur, dans la salle de ciné en rez-de-chaussée où les ex-Delphi sont retranchés, l’invective se précise : « Ils ont fait de la trahison un mode de vie », accuse une pancarte manuscrite. « Ils » ? Les permanents des syndicats majoritaires, UGT et CCOO, qui aimeraient bien voir disparaître de leur vue ces empêcheurs de cogérer en rond.
« Ceux de Delphi » ont réquisitionné le rez-de-chaussée de l’immense building regroupant les diverses unions syndicales de la ville. « Tu crois qu’ils sont contents de nous voir là tous les jours ? On est ici pour leur mettre la pression, c’est un camarade de la CGT, Agustín, qui nous a filé les clés. » Depuis un an, pour monter aux étages, on doit passer devant le barrage symbolique de ces oubliés de la lutte qui, eux, ont la mémoire dure. Sur la scène de cet amphithéâtre syndical, ils ont installé une longue table où partager les repas, recevoir les visites ou consulter un des ordinateurs que des sympathisants leur ont offerts.
« La délocalisation de la production au Maroc et en Inde nous a été annoncée par vidéoconférence en février 2007. Une négociation a eu lieu entre l’entreprise, nos syndicats et la Junta [gouvernement régional], qui nous ont forcé la main pour signer un protocole où nous renoncions à notre indemnité de licenciement en échange d’une reconversion de la totalité des camarades dans de nouvelles industries que la Junta promettait d’attirer ici. » L’usine a fermé définitivement le 7 juillet 2007. « Ce que nous ignorions, c’est que la Junta et les syndicats, en négociant en notre nom, touchaient un pactole. L’Union européenne subventionne les plans sociaux dans le but d’en atténuer l’impact. Nous avons appris récemment que le seul syndicat UGT avait palpé 80 millions ! » La plupart des signataires du protocole Delphi sont aujourd’hui inculpés dans le scandale des plans sociaux bidonnés (ERE), qui a vu la chefferie socialiste andalouse mouillée jusqu’au cou.
Sept entreprises sont venues, mais elles ont encaissé les aides publiques, puis se sont fait la malle. « Nous devrions être les chômeurs les plus intelligents de la baie de Cadix, avec tous leurs stages ! Parmi d’autres, on en a fait un de monteurs en fibre optique, un secteur en plein essor, qu’ils disaient. Mais leurs diplômes n’étaient pas homologués. » Rage et lassitude se mêlent dans la voix rauque de Paco : « Y en a qui se sont enrichis grâce à notre malheur. Les locaux où étaient organisés les cours bidons appartenaient à la femme d’un conseiller régional, le matériel était acheté à son beau-frère… »
Fin 2012, 800 gars ont pu partir en préretraite. Bizarrement, la limite d’âge a été fixée à 50 ans, pile-poil l’âge du capitaine CCOO au CE – la figure la plus visible du combat des Delphi, qui affirmait à qui voulait l’entendre qu’il serait le dernier à abandonner le navire. Le protocole a été rompu juste après que ce leader rentre chez lui avec 2 400 euros par mois de retraite. « Aujourd’hui, on n’a plus confiance en personne. Si on doit négocier, comme demain au Parlement, on envoie un gars de la base, parce que les bureaucrates, on se méfie. C’est pas rien, ce qu’on a en face : le géant socialiste, au pouvoir en Andalousie depuis quarante ans, capable de corrompre jusqu’au plus sincère. La justice ? Vendue aussi. Il y a beaucoup de mafia, ici. » Seul le groupe Podemos et ses douze députés les soutient au Parlement andalou. « Même Izquierda unida nous a tourné le dos après avoir pactisé pour entrer au gouvernement régional. » Un gars au visage marqué par les veilles plaisante : « On pourrait relancer la production en fabriquant des guillotines, ça se vendrait bien ! »
« Nous voulons un emploi ou la pré-retraite. On est venus ici pour qu’on nous voie. Sinon, on allait crever chacun dans son coin. » Les syndicats à l’étage du bâtiment ont le cul sale, dans cette affaire. « Le 1er mai 2014, la police a dû s’interposer entre eux et nous. Avant, dans cette salle, il y avait peu d’assemblées de travailleurs, juste les répétitions d’un chœur du carnaval. Avec nous, ce lieu est redevenu la maison du peuple. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°137 (novembre 2015)
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Paru dans CQFD n°137 (novembre 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Ferdinand Cazalis
Mis en ligne le 02.05.2018
Dans CQFD n°137 (novembre 2015)
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