L’édito du 195

L’arbitraire à découvert

Le 19 octobre, deux jours après l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, Gérald Darmanin lâchait les chevaux sur Europe 1. Il annonçait avoir lancé des opérations de police contre « des dizaines d’individus pas forcément en lien avec l’enquête », mais auxquels le gouvernement avait «  envie de faire passer un message » : « pas une minute de répit pour les ennemis de la République ». L’expression « pas forcément en lien avec l’enquête » en disait long : elle normalisait le fait que l’exécutif s’en prenne à des ennemis politiques sans aucune base juridique.

Un mois plus tard, le ministère de l’Intérieur paradait : « face à un niveau de menace élevé et en coordination étroite avec les mesures post-attentats », plusieurs dizaines d’établissements recevant du public avaient été fermés. Parmi eux, un restaurant syrien de Saint-Lô (Manche). Figurant sur la liste des « structures séparatistes identifiées » par l’État, la gargote avait subi un contrôle administratif fin octobre. Y avait-on retrouvé les preuves d’une appétence pour le terrorisme ? Ou même juste des indices d’une quelconque activité politico-religieuse ? Que nenni ! La fermeture avait été décidée par les services sanitaires, pour des broutilles. Un exemple ? « Les contrôleurs m’ont dit que mettre le poulet et la salade dans le même réfrigérateur, c’était interdit  », a confié à Politis1 le restaurateur, soupçonnant avoir été victime d’une dénonciation gratuite par un concurrent malveillant. Et l’homme, un réfugié, de griffonner ces quelques mots sur sa vitrine : « Je m’appelle Mohamed et je ne suis pas un islamiste radical. »

Chaque semaine, combien d’innocents subissent ainsi des contrôles fiscaux, des visites de l’inspection du travail et des services d’hygiène, simplement parce que telle ou telle préfecture les suspecte de « séparatisme » – un terme des plus flous ? Beaucoup. Et la pratique est totalement assumée.

Comme l’explique le Journal du dimanche dans un hallucinant reportage réalisé à Marseille 2, ces contrôles arbitraires sont l’œuvre des très officielles Cellules de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (Clir). «  Ces instances, coprésidées par un préfet et un procureur, rassemblent aussi les douanes, l’éducation nationale, la Caf, l’Urssaf, les pompiers... » Collaborant les unes avec les autres, toutes ces administrations partagent leurs informations afin de désigner des cibles. Il s’agit, pour lutter contre les « dérives communautaristes », de harceler les «  mosquées radicalisées », mais aussi d’autres types de lieux « où se déploie le prosélytisme » : écoles hors contrat, clubs de sport, restaurants…

Le jour du reportage du JDD, des agents marseillais vont ainsi inspecter quatre snacks hallal. « Dans l’un des fast-foods, un policier pense avoir trouvé une salle de prière – deux tapis dans une soupente aveugle. Autre élément troublant : une salle de jeux vidéo à l’étage, alors qu’un collège est tout proche. Les fonctionnaires soupçonnent un dispositif destiné à attirer des esprits malléables. » Bilan des courses : un serveur sans-papiers menotté, onze amendes pour non-port du masque, une mise en demeure pour non-respect de l’hygiène alimentaire et quelques autres mesures du genre. Rien qui soit en lien avec du terrorisme, mais peu importe : comme le glisse le chef d’opération à la journaliste, ces descentes «  marquent les esprits et montrent que la République est partout chez elle ».

Au vrai, elles confirment surtout que la France est pleinement entrée dans l’ère des suspects, de la punition préventive et du reniement du principe d’égalité de traitement – en particulier pour les musulmans. La loi contre le « séparatisme », débattue ce mois-ci à l’Assemblée et pleine de mesures favorisant l’arbitraire préfectoral, ne manquera pas d’aggraver cette dérive.


2 « À Marseille, les services de l’État condamnés à ruser contre l’islamisme » (31/01/2021).

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