Kurdistan : Survivre à Sur
31mars 2016. Il y a un an jour pour jour, les ruelles de Sur, vieux quartier de Diyarbakir qui tient son nom des hautes murailles de pierres grises l’entourant, grouillaient de badauds venus fêter le Newroz. Cette année, les rues sont mortes. Les commerçants attendent en vain les rares clients qui s’aventurent dans le quartier, accessible uniquement en passant à travers les checkpoints de la police turque qui se comporte en terre colonisée. Et pour bien marquer leur conquête, les forces armées ont planté des drapeaux turcs sur les murailles et les maisons. Les rues où le couvre-feu a été levé portent les cicatrices des combats violents qui s’y sont déroulés : appartements éventrés, morceaux de barricades éparpillés et impacts de balles. Quelques enfants jouent malgré tout dans le dédale des ruelles.
Environ la moitié du quartier est encore inaccessible, et de hautes bâches ont été tendues entre les allées pour empêcher les passants de voir ce qui s’y trame. Car, malgré la cessation des combats depuis une dizaine de jours, les forces spéciales de la police continuent de s’y affairer. Les familles des victimes des combats craignent qu’elles ne soient en train de masquer les preuves de leurs crimes, mélangeant les corps aux gravats pour les enterrer sur un terrain en dehors de la ville, vers l’université. La plupart des familles ont appris la mort de leur proche à la télévision, dans des listes de noms fournies par la police. Mustafa, père de Rozerin, 17 ans, tuée par un sniper, nous confirme que le gouverneur de la province avait refusé de leur rendre les corps, accusant les morts d’être des « terroristes ». Pourtant, Rozerin, élève appliquée, ne faisait que rendre visite à une amie quand, prise dans les combats, elle est restée piégée dans le quartier placé sous couvre-feu. C’est en prenant l’air dans le jardin d’une famille qui l’avait abritée qu’elle a été abattue. Mustafa a ensuite appris que sa fille et d’autres avaient été enterrés dans le quartier par les combattants des YPS, les groupes d’autodéfense, car la police refusait de faire sortir les corps.
Pour les familles touchées par le deuil, ne pas pouvoir récupérer les cadavres de leurs enfants représente un ultime déni d’humanité. Selon le père de Cihat, un adolescent de 14 ans lui aussi tué, « les droits de l’Homme n’existent plus en Turquie ». Lui et d’autres familles de victimes endeuillées, réunies au sein de l’association Dicle Firat, en appellent à l’Union européenne pour faire pression sur le gouvernement turc, tout en dénonçant le blanc-seing accordé en mars dernier à Erdogan en échange de sa collaboration pour maintenir les réfugiés syriens en Turquie.
Les aides versées par l’Union européenne ne bénéficient d’ailleurs que peu ou pas du tout aux familles déplacées suite aux combats. Un rapport dressé par des urbanistes indépendants1 estime à environ 45 000 les personnes obligées de quitter leur logement. Elles sont maintenant hébergées chez des proches ou doivent louer des appartements ailleurs en ville. Certaines ont dû partir plus loin, à l’Ouest. Arife a fui Sur avec son mari et leurs six enfants. Ils ont tout abandonné derrière eux, et son époux, vendeur ambulant, n’a plus le chariot qui lui permettait de travailler. En dehors d’une aide d’État de 500 TL (155 euros) pour le loyer, tout ce qu’ils possèdent leur a été donné par l’association Rojava, y compris la nourriture quotidienne. Arife a honte du dénuement dans lequel elle se retrouve, et a peur pour l’avenir. La même histoire se répète pour Zoubeyda, jeune mère rom ne parlant quasiment pas turc. Après le début des combats en décembre dernier, elle est restée une dizaine de jours enfermée chez elle avec ses six enfants. Ils n’avaient plus rien à manger, quand la police a autorisé les habitants à quitter le quartier. Elle est partie avec ses enfants en laissant tout derrière elle. Son frère, en voulant l’aider à trouver un autre appartement, a été poignardé à mort dans des circonstances obscures alors que la police mettait en place un nouveau couvre-feu dans un autre quartier, Baglar. Elle se retrouve dans un logement vétuste, isolée et sans moyens de subsistance. En quittant Sur lors de la trêve accordée par les forces armées turques aux habitants pour fuir le quartier en décembre, la police a menacé de lui enlever ses enfants et de les placer en orphelinat. Une histoire que confirme D., l’instituteur. D’après lui, une vingtaine d’enfants au moins auraient été emmenés de force dans des orphelinats, sous prétexte que leur père et mère n’étaient pas présents. L’association Dicle Firat prévoit de lancer des recours en justice pour que leur garde puisse être confiée à leur famille. Youssef, le fils aîné de Zoubeyda, a quant à lui été rescolarisé, mais loin de leur logement. Elle ignore combien de temps elle va rester dans cette situation.
Texte et photos Yann Renoult.
La gentrification par la force
« S’il le faut, les lieux où se poursuivent les opérations pourront être complètement évacués, et à distance, on démolira les édifices habitables. On détruira tout et, après, on reconstruira tout à partir de zéro », déclarait en toute simplicité le président turc, Recep Tayyip Erdogan, dans un discours prononcé le 6 avril. La stratégie de « terre brûlée » du chef des Ottomans dans les régions kurdes du Sud-Est anatolien, sous prétexte d’en chasser les « terroristes », s’apparente désormais clairement à une opération de gentrification par le fer et le feu.
Fin mars, le cabinet du Premier ministre turc a exigé l’expropriation « urgente » des zones de Silopi, Cizre et Idil, districts de Şirnak, de plusieurs districts des villes de Mardin et d’Hakkari, de Sur, Istasyon et Kaynartepe, quartiers de Diyarbakir, expropriations immédiatement suivies de destructions d’immeubles.
Le quartier historique de Sur, à Diyarbakir, entouré de ses murailles classées au patrimoine mondial par l’Unesco, a été le premier à subir la mesure d’expropriation d’urgence, après trois mois de combats avec les jeunes insurgés assiégés, combats qui ont fait 358 morts, selon les autorités, dont 72 membres des forces de l’État. Concernant Sur, le journal officiel turc a annoncé que « 6 300 parcelles sur 7 714, soit 82 % du quartier, seront expropriées. Il s’agit de 10 846 habitations, églises, édifices, hôtels, locaux commerciaux2 ». Sachant que d’autres parcelles avaient déjà été précédemment expropriées, c’est 100 % du quartier qui est livré aux spéculateurs.
Le but est de transformer ce quartier historique pauvre en un pôle d’attraction à destination d’un tourisme de masse. Le Premier ministre Davutoglu n’a pas tardé à déclarer : « Nous allons reconstruire pour que cela ressemble aux remparts de Tolède. Tout le monde voudra venir apprécier ce tissu architectural. » En fait de « tissu architectural », c’est la continuation de la politique de destruction du tissu urbain populaire – comme pour le vieux quartier stambouliote de Suluqulé, « rénové » au prix de sa destruction pure et simple et de l’expropriation de ses habitants –, pour y substituer l’architecture néo-ottomane qui fleurit partout en Turquie : des tours de béton hideuses baptisées « Toki », des centres commerciaux et des mosquées gigantesques.
Le principal bénéficiaire de ce mouvement de destruction créative est le bétonneur Toki, l’Agence turque du développement du Logement, véritable poumon de l’économie turque, qui investit la moindre parcelle du pays pour urbaniser sans frein. Toki, qui détient le quasi-monopole sur le marché du bâtiment turc, est au cœur des gigantesques affaires de corruption qui ont déjà manqué de déstabiliser le pouvoir du parti AKP. Pour Mediapart, en 2013, la présidente de la chambre des architectes d’Istanbul, Mücella Yapici, expliquait : « Aucune entreprise au monde ne fonctionne aujourd’hui comme Toki. Elle est à la fois en mesure de décider des projets à monter, de réquisitionner ou de racheter à bas prix les terrains les plus rentables, et de s’arroger une partie des bénéfices en construisant les bâtiments elle-même. On est très loin de la mission originelle de construction de logement social. Toki est devenue une institution publique qui agit comme une entreprise privée. […] Plus vous êtes proche du pouvoir, plus vous aurez de facilités à mener à bien votre projet. L’AKP a construit son système clientéliste comme ça3. »
Dans les régions kurdes, l’objectif de cette colonisation architecturale du territoire est double : la spéculation et l’assimilation de la population kurde par la transformation brutale de leur environnement. Durant les années 1990, la destruction de 4 000 villages et hameaux par l’armée avait provoqué un exode rural de 3 millions de personnes vers les grandes agglomérations de l’ouest du pays et les villes du Kurdistan. Aujourd’hui, les mesures d’exception qui touchent les villes kurdes, détruites par l’armée, provoquent des déplacements de population et un nettoyage ethnique que certains n’hésitent pas à qualifier de « génocide culturel ». En présentant, début février, son plan pour la pacification du Sud-Est anatolien – lequel comprend quelques compensations financières, de nouvelles casernes et la mise en place de milices pro-gouvernementales –, le Premier ministre Davutoglu déclarait : « Nous allons unifier la conscience et la sagesse de la nation avec la raison d’État. Toutes les différences entre la nation et l’État seront entièrement éliminées. » Pour l’heure, les rêves de l’État turc restent les cauchemars des Kurdes.
Mathieu Léonard
Pour plus d’infos sur la situation au Kurdistan, télécharger le mensuel Merhaba hevalno en PDF sur kedistan.net.
1 Voir « Sur, Diyarbakır (Amed) un rapport accablant », kedistan.net.
2 Voir « Sur, génocide culturel et social d’après massacre » sur kedistan.net.
3 Pierre Puchot, « En Turquie, le BTP sans frein fait les affaires de l’AKP », Mediapart, 27 décembre 2013.
Cet article a été publié dans
CQFD n°143 (mai 2016)
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Paru dans CQFD n°143 (mai 2016)
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Illustré par Loez
Mis en ligne le 14.04.2018
Dans CQFD n°143 (mai 2016)
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