Nucléaire. Du déni à l’autogestion
Au cœur de la nuit du 26 avril 1986, le réacteur n°4 de la centrale ukrainienne de Tchernobyl explose. Deux jours plus tard, alors que les autorités soviétiques restent muettes, les Suédois donnent l’alerte ; des balises viennent de repérer une brusque hausse de la radioactivité dans leur atmosphère. En France, les détecteurs de la centrale de Cruas ont aussi enregistré un pic de radioactivité, comme ceux de plusieurs installations du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Mais face à la nouvelle qui vient de fuiter, obligeant le Kremlin à admettre un accident à Tchernobyl, le directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), Pierre Pellerin, se montre catégorique au journal télévisé d’Antenne 2 : aucune retombée sur le sol national n’est à craindre. Même son de cloche chez Alain Madelin, nommé depuis un mois ministre de l’Industrie par Jacques Chirac. Fringant, il annonce en direct du journal la mise en place d’une cellule d’information accompagnée de son aimable numéro vert pour désamorcer « une inquiétude que, vraiment, rien ne justifie ! ». Nullement défrisé, le présentateur Noël Mamère – futur candidat des Verts à la présidentielle de 2002 – emboîte le pas à ses interlocuteurs : « Épinards, poireaux, persil, tous les échantillons prélevés sont conformes à la réglementation française. »
Déni un jour, déni toujours
Trente ans plus tard, la chair des sangliers alsaciens, des champignons du Mercantour, du Vercors ou de Corse, mais aussi l’épidémie de cancers de la thyroïde repérée après le passage du nuage de Tchernobyl continuent de rappeler l’énormité du déni orchestré par le gouvernement français de l’époque. Une telle opération serait-elle encore possible aujourd’hui ? Selon Michèle Rivasi, fondatrice de la Criirad, laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité justement créé en 1986 au lendemain de Tchernobyl, les données concernant les retombées sanitaires de cet accident demeurent inaccessibles. Yves Lenoir, ancien ingénieur des Mines et auteur de La Comédie atomique (2016), affirme aussi que les effets de l’accident de Tchernobyl sont occultés, et ce, depuis les plus hautes institutions encadrant l’industrie nucléaire. En témoigne la publication en 2006 par l’Agence internationale de l’énergie atomique du Chernobyl Forum Report. Ce rapport, plébiscité par l’Organisation mondiale de la santé, remet systématiquement en cause toutes les études scientifiques indépendantes qui ont fait état d’un nombre élevé de décès attribués à l’accident et propose à la place un bilan qui se veut définitif : moins de cinquante morts seraient liées à une radio-exposition. En bref, les conséquences mortelles de Tchernobyl seraient finalement moins lourdes qu’un banal jour de circulation automobile en ex-URSS.
Les ressorts de ce déni ? Le zèle, l’appétit de pouvoir de l’establishment atomique et, surtout, une forte conviction que le nucléaire reste avant tout source de progrès et de prospérité. Pour autant, selon Yves Lenoir « chacun doit se défaire de l’idée qu’il existerait des institutions intouchables ». En retraçant le rôle d’éminents scientifiques – comme le docteur Henri Jammet, chef du département de radioprotection du CEA qui influença ses confrères soviétiques sur la limitation des mesures d’évacuation à prendre au lendemain de Tchernobyl –, Yves Lenoir éclaire de nouvelles scènes et chaînes de responsabilités. Le regard se tourne alors vers des sommités qui ont contribué à « gérer » les conséquences de l’accident de Tchernobyl dans le sens du moindre coût économique et symbolique pour la filière nucléaire. Parmi elles, certaines ont su exporter leur savoir-faire jusqu’au Japon, après l’accident de Fukushima.
Cogestion des dégâts et dégâts de la cogestion
Jacques Lochard fait partie de ces illustres personnages. Économiste de formation et directeur du CEPN (Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire), il est l’un des principaux architectes du programme Ethos après Tchernobyl. De quoi s’agit-il ? Comme son nom le suggère, ce programme de « réhabilitation » (financé en grande partie par les acteurs de la filière nucléaire française) vise à modifier les habitudes de vie des habitants des zones contaminées afin de leur apprendre à maîtriser leur « épargne radiologique ». Par exemple : préférer manger des pommes de terre aux épinards, qui concentrent davantage la radioactivité. Ou encore renoncer une bonne fois pour toutes aux confitures de baies ou aux cueillettes de champignons. Autant de bonnes pratiques permettant aux six millions de personnes habitant des territoires durablement contaminés de « vivre avec »3, tout en gérant au mieux leur exposition à la radioactivité. Tout cela permettant aussi (et surtout ?) de limiter le périmètre des zones d’évacuation, les frais liés au relogement des habitants, et d’euphémiser les conséquences sanitaires d’un accident nucléaire.
Devenu « expert en gestion post-accidentelle », Jacques Lochard a pu constater la migration réussie de sa philosophie. En 2011, des Japonais ont en effet pris l’initiative de créer l’association Ethos in Fukushima, pour améliorer le quotidien des habitants dans leurs territoires contaminés. Une démarche toute citoyenne et résiliente, qui inquiète Thierry Ribault, chercheur au CNRS et auteur Des sanctuaires de l’abîme – Chronique du désastre de Fukushima (2012). Avec cette démarche à l’allure « ultra-citoyenne et démocratique », l’impasse est faite sur les responsabilités et les risques sanitaires. Ainsi, aujourd’hui, plus que la radioactivité, c’est la radiophobie qui est présentée comme le premier danger au Japon. Le remède du professeur Yamashita, médecin nommé « conseiller pour le risque » auprès des autorités nipponnes en mars 2011, et fervent soutien de l’innocuité des rayonnements en deçà de 100 millisieverts par an ? En toute simplicité, il faut « sourire pour faire face aux radiations ». En somme, un bon état d’esprit, le sport et le sourire permettraient de résister à l’irrésistible. En plus de créer des zones de doutes et d’ignorance autour des effets de la radioactivité, cette forme de résilience encouragée par des scientifiques et autres conseillers influents permet de transformer le négatif en positif, chacun devenant acteur de la lutte contre les retombées de l’accident. « Pour les magiciens d’Ethos, les limites dosimétriques n’ont plus tellement d’importance. Les normes doivent être remplacées localement par des budgets annuels d’exposition, permettant ainsi de passer de la résignation à la créativité », termine Thierry Ribault.
Que nous disent de notre propre situation ces politiques – d’autres parleraient de formes de gouvernement – mises en œuvre à Tchernobyl et à Fukushima ? « On est aujourd’hui en train de préparer le terrain d’une catastrophe nucléaire en Europe, met en garde Michèle Rivasi, désormais députée européenne. Avec l’élévation des seuils de contamination de l’alimentation qui est entrée en vigueur, c’est l’autogestion des risques et le transfert de responsabilité des industriels et des États vers les habitants qui est en train de s’organiser ici aussi. » De son côté, par la voix de son président Pierre-Franck Chevet, l’Autorité de sûreté nucléaire ne se montre pas des plus rassurantes non plus : « Nous sommes entrés dans une phase d’enjeux sans précédent en matière de sûreté et de radioprotection. » Compte-tenu du vieillissement des installations nucléaires françaises, du recours accru à la sous-traitance et de la faillite économique d’EDF et d’Areva, le gendarme de l’atome ajoute que « le contexte est particulièrement préoccupant ». Puissent les Nuits Debout inscrire cette épineuse question à leurs agendas…
1 Implantée à Ville-sur-Terre, commune située à quelques kilomètres du centre de stockage de déchets radioactifs de Soulaines, dans l’Aube, l’association est présidée par Michel Guéritte, militant antinucléaire local.
2 L’ensemble des interventions ont été filmées et sont disponibles sur le site de l’association.
3 En laissant entendre que l’on peut s’accommoder d’un quotidien contaminé sans faire émerger de responsabilités ni même la perspective d’arrêter l’industrie nucléaire, le documentaire Tchernobyl, Fukushima : vivre avec, diffusé sur Arte le mardi 26 avril dernier, est emblématique de l’ambiguïté du programme Ethos.
Cet article a été publié dans
CQFD n°143 (mai 2016)
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Paru dans CQFD n°143 (mai 2016)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Grouazel
Mis en ligne le 23.05.2016
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