Dossier « Imaginaires »

Demain respire encore

« Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes, sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. » (Gilles Deleuze)
Manoï

Ce dossier est né d’un besoin d’air, d’une sensation d’oppression face à la glauque déferlante de l’actualité. Tribulations du Covid, violences policières, cimetière Méditerranée, autoritarisme rampant galopant, délires identitaires, fonte accélérée des pôles, ganache de Pascal Praud sur tous les écrans… une avalanche sans fin de faits atterrants et de paroles visqueuses pesant sur nos cortex.

Au vrai, le présent ressemble à un sketch raciste de Michel Leeb interprété devant un parterre d’ados effarés : lourd, embarrassant, racorni. Comme si les « élites » qui cornaquent ce pays main dans la main avec le techno-capitalisme sauce 2020 s’étaient donné le mot pour qu’il soit impossible d’imaginer un futur qui ne soit pas répétition du présent – en pire.

Et pourtant, si l’on creuse, si l’on détourne les yeux des chaînes d’info et de leur flux addictif, d’autres voix se font entendre, traçant d’autres horizons. Ainsi de Virginie Despentes, prenant la parole le 16 octobre dernier au Centre Pompidou : « Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer. Qu’on nous répète le contraire à longueur de journée n’en fait pas une loi. [...] Et rien ne s’oppose à ce que l’espèce humaine change de narration collective, au contraire, pour la première fois dans l’histoire de l’Homme, elle n’a pas d’autre choix que de le faire. »

Ce jour-là, c’est la première fois que l’écrivaine et essayiste lit un de ses textes en public – « Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure ». Et elle le fait autant pour exprimer son dégoût du présent que son espoir du futur : « Nous avons avalé […] la fable selon laquelle la race humaine n’aurait qu’un seul destin collectif possible : l’exploitation impitoyable des uns par une élite, le pouvoir par la force, et le malheur pour tous. » Cette fable-là, dit-elle, l’heure est venue d’en faire des confettis, de la brûler, pour danser sur ses cendres et empoigner nos destinées collectives, loin du néolibéralisme mortifère : « Il est temps de se soustraire aux évidences. Le monde tel qu’on le connaissait s’écroule et ce n’est pas une mauvaise chose. »

Le nez sur la grise actualité, on oublie parfois que l’imaginaire est un pan important du politique et qu’il est urgent de le désintoxiquer – allô maman cerveau. Ce qui nous nourrit vraiment, ce ne sont pas les discours des invraisemblables contorsionnistes de l’immonde qui nous gouvernent, mais ce qui nous en éloigne, nous permet de dessiner d’autres contours – des rencontres aux collectifs en lutte, du vin des fêtes au courage des oiseaux, en passant par la poésie qui effleure, la musique qui fout les poils, l’élan amoureux, les étincelles de l’émeute. Penser un demain qui ne ressemble pas à une porte de prison, c’est déjà le rendre désirable. Ce que rappelle dans ces colonnes l’essayiste Corinne Morel Darleux, autrice de l’inspirant Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia, 2019), dans un texte intitulé « Armer nos imaginaires », lequel appelle à reprendre barre sur les récits de nos quotidiens et de nos luttes [lire pp. II & III]. Ce qui implique de ne pas laisser l’imaginaire d’en face imposer son soft power basé sur la guerre de tous contre tous.

Penser demain sans sombres œillères, c’est également interroger notre tendance au catastrophisme stérile, à la vision forcément noire de l’avenir. « Il nous semble plus facile aujourd’hui d’imaginer la détérioration complète de la Terre et de la nature que l’effondrement du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à une faiblesse dans notre imagination », écrivait Fredric Jameson dans The Seeds of Time (1994). Un discours que reprend Ariel Kyrou, auteur du récent Dans les imaginaires du futur (ActuSF, 2020). Passant au crible les récits futuristes de tous bords (ciné, SF, littérature...), il appelle à une bataille menée sur le front fictionnel : « Pour répondre à la civilisation productiviste réinventée par la grâce de l’hypercapitalisme, j’ai la conviction qu’il est indispensable d’ajouter un combat, de l’ordre de la guerre des imaginaires. »

Ce « combat », les éditions La Volte le mènent depuis une quinzaine d’années, tentant de réinventer une science-fiction sensible et littéraire autant qu’agissante, rejointes dans cette quête par le collectif d’écrivain·es Zanzibar [pp. IV & V]. La teneur de leur message : le kidnappage de notre futur ne passera plus, qu’on se le dise. C’est également, dans un domaine proche, le discours tenu par Celia Izoard, qui a récemment proposé une nouvelle traduction du 1984 d’Orwell. Alors que des libéraux mous du cervelet tentent de s’accaparer son œuvre en la vidant de sa balistique, elle rappelle la puissance littéraire et politique de ses écrits [pp. VI & VII]. Et George, il est à qui ? Il est à nous.

Bien sûr, comme le rappelait le dossier « Propagande » de notre dernier numéro, le camp d’en face possède sa propre narration, matraquée jusqu’à l’overdose et basée notamment sur le fétiche marchandise, un phénomène analysé par Anthony Galluzzo dans La Fabrique du consommateur [p. VII]. Cédant à une vision sombre de la situation, notre invité Chien Noir pousse cette logique jusqu’à l’absurde dans sa nouvelle « @Ali au Pays des merveilles », imaginant un monde grinçant où la lecture elle-même se retrouve parasitée par l’ogre néolibéral [p. VIII].

Mais au fond, et au risque de la naïveté, ce n’est pas pour cette vision des choses que roule ce dossier, lequel se positionne clairement du côté « Ouvrez ouvrez la cage aux cerveaux » de la barricade. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a choisi de demander à de pétulants marmots de nous raconter leur vision du futur, entre deux babillements [p. III]. Qu’on donne la parole à la poète Nathalie Quintane, qui mêle insurrection des mots et remise en cause de l’existant [p. X]. Qu’on publie une carte imaginative de Kobri pastichant joyeusement le confinement [p. IX]. Ou qu’on vous propose un passage en revue subjectif, planétaire et vidéo-ludique des carnavals libres et explosifs [p. XI].

Bref, ils ne nous grignoteront pas l’encéphale et le « yahou  ! », proclamons-nous, entre deux gorgées toxiques d’actualité et avant d’aller manifester contre leur effarante loi sur la « Sécurité globale ». Et même, déso pas déso, on reprend pour mantra guerrier les paroles de Jacques Brel chantant Don Quichotte, cavalier ultime de l’imaginaire : « Écoute-moi, pauvre monde, insupportable monde / C’en est trop, tu es tombé trop bas / Tu es trop gris, tu es trop laid / Abominable monde / Écoute-moi / un Chevalier te défie. » Et il s’appelle Chien Rouge1. Wouf.

Dossier coordonné par Émilien Bernard & Margaux Wartelle

1 L’emblème de CQFD est un chien rouge qui se délivre de ses chaînes

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1 commentaire
  • 13 décembre 2020, 22:03

    Info : paroles de Virginie Despentes au sujet des frères Kouachi :« J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. ces visages étaient ceux de Charb et Cabu !!! sa signature dans ce journal me donne envie de me torcher le cul avec

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