Dossier « Psychiatrie »

Comptes de la folie ordinaire

« Si la folie constitue le miroir grossissant de notre fonctionnement social, elle nous indique aujourd’hui que notre société est malade »
(Patrick Coupechoux, Un Homme comme vous, Le Seuil, 2014)
Par Manoï
Cet article est l’introduction d’un dossier de 11 pages consacré à la psychiatrie (récits, critiques et alternatives). Ce dossier a été publié dans len°184 de CQFD, en kiosque jusqu’à début mars.

Dans Le Syndrome du bien-être1, les Suédois André Spicer et Carl Cederström décryptent l’omniprésente injonction à l’épanouissement physique et social, la posant comme à la fois puissamment caractéristique de nos sociétés néolibérales et carrément néfaste. Ce qu’on nous serine à longueur de médias, de pubs, de réseaux sociaux : sois en forme et tais-toi. Dit autrement : sois compétitif, apte à être un pion productif de la machine. Cet impératif de normalité et d’efficacité, on le retrouve dans le champ du traitement de la dite « folie » et des troubles psychiatriques qui sont l’objet de ce dossier : le patient « dysfonctionnel » est aujourd’hui traité comme un cas à régler le plus rapidement possible. Tant pis si pour cela il faut l’assommer de médicaments et mettre sous le tapis ses souffrances. Le roi Capital exige des sujets fonctionnels, performants et bon marché.

Pour ce faire, l’État ne s’embarrasse plus de faux semblants, tant la psychiatrie, comme l’ensemble du monde hospitalier, est confrontée à un drastique serrage de ceinture, condamnant les soignants à travailler dans des conditions proches de la maltraitance. C’est l’aboutissement d’un délitement de la psychiatrie publique impulsé dans les années 1980 et guidé par le tyran néolibéral, lequel voit dans le concept de « santé mentale » une parfaite opportunité de lisser les récalcitrants à l’ordre du monde. Il s’agit de garder sous contrôle des populations dites « à risque » et tenter de remettre rapido au turbin celles qui sont moins impactées. Exit le soin, l’accompagnement, seule compte la vision scientiste et pragmatique de l’être humain. T’es mal ? Avale ce cachet, feignasse, et retourne au boulot ou dans ta camisole chimique.

« Le soin n’est plus le souci principal, l’objectif de régulation sociale prime », alerte ainsi le psychiatre Mathieu Bellahsen2. L’individu n’est plus censé interroger le monde qui l’entoure, mais doit s’adapter à une situation à laquelle il ne peut rien changer. Les nouvelles techniques de « redressage » sont là pour l’aider à accepter cet état de fait : cela va des thérapies cognitives et comportementales (TCC) censées agir sur un symptôme pour remettre rapidement sur pied aux abrutissantes séances de « coaching ». Sur le modèle des tickets restaurants, des « tickets psys » sont ainsi distribués aux employés des grandes entreprises ayant connu des vagues de suicide. Au sein de ce champ de ruine thérapeutique, le DSM règne en maître. Ce Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux grave en effet dans le marbre ce que l’on doit penser des manifestations de la tristesse ou de l’anxiété, des activités sexuelles ou de l’abus de drogue. Avec cette approche, le soin n’est plus qu’une posologie à appliquer selon des symptômes. Sa dernière version pose ainsi que le deuil devient pathologique s’il excède trois mois. Dans la première, il considérait l’homosexualité comme un trouble psy.

Une certitude : cette mise sous camisole de nos émotions joue un rôle de régulateur social. Le traitement chimique et la conception biologique de la psychiatrie sont désormais les seules réponses que l’on propose à la souffrance psychique. Tu décroches ? Tu pètes les plombs ? Alors tu as intérêt à être « réhabilitable ». Parfaite illustration : la montée en puissance des neurosciences, portée par des apprentis sorciers fort influents3 estimant qu’à force de triturer le cerveau on saura le « réparer ». Dans le documentaire un Monde sans fous (de Philippe Borrel, 2009), on voit ainsi le directeur scientifique de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière sautiller à l’idée de pouvoir un jour « placer des puces sur le crâne des gens, qui enverraient des faisceaux particuliers à la personne afin de moduler ses circuits cérébraux ». Coucou dystopie.

Cette manière d’envisager la maladie psychiatrique s’appuie sur une vision normative du monde. Laquelle n’aime rien tant que les chiffres, les statistiques. C’est ainsi que l’on trace aujourd’hui des profils informatiques via les réseaux sociaux, avec l’idée que la tentation du suicide pourrait se détecter par l’analyse des données4. Cela avance avec une surveillance toujours plus généralisée. Aux États-Unis, un neuroleptique connecté est prescrit à certaines personnes ayant une obligation de soin en ambulatoire : si elles n’avalent pas leur cachet, le médecin reçoit un signal. La gestion des populations dites à risque dont rêvait au XIXe siècle le psychiatre Augustin Morel, qui parlait de « dégénérescence de la race » concernant les fous et qui appelait à « guérir en pénétrant les familles », est devenue réalité.

Face à cette vision scientifique et utilitaire de la psychiatrie, il est plus que jamais nécessaire de parler vraiment de la folie. Par exemple : décortiquer ce que peut recouvrir la schizophrénie ou la bipolarité au quotidien. Les souffrances psychiques ne se réduisent pas à des symptômes et s’inscrivent dans des histoires singulières, souvent traversées par le difficile et stigmatisant passage en hôpital psychiatrique (HP). Le simple récit de ces embardées existentielles est déjà une avancée (voir p. II le témoignage de l’autrice du livre Barge et p. III le récit de Pierre Souchon).

Au niveau collectif, les initiatives contre le monstre gestionnaire ne manquent pas. Au sein même de l’institution, des acteurs de la psychiatrie essayent de la transformer en donnant un rôle plus collectif et plus égalitaire à l’équipe soignante, incluant le patient dans le processus de soin. Une approche à contre-courant de la vague dominante du monde psychiatrique actuel, lequel soit vire à la privatisation soit place des technocrates obsédés par les réductions budgétaires à la tête des hôpitaux publics. Avec des conséquences si catastrophiques que des mouvements de protestation ont secoué en 2018 et 2019 de multiples hôpitaux psychiatriques. Toujours vivaces, ils constituent une réponse collective encourageante au grand néant gestionnaire (lire p. IV notre entretien avec le psychiatre Mathieu Bellahsen, coauteur de La révolte de la psychiatrie).

D’autres estiment que les mieux placés pour impulser le changement sont les patients. C’est ainsi que des associations d’usagers de la psychiatrie ont vu le jour et modèlent des outils pour accueillir quelqu’un dans sa différence. C’est le cas du Réseau français sur l’entente de voix (REV) qui révolutionne le rapport aux expériences psychotiques (pp. VII et VIII). Ou encore de ces lieux qui, à Marseille comme ailleurs, proposent une approche basée sur le « rétablissement », bouleversant le rapport soignant/patient et cherchant à modifier l’expérience de la souffrance psychique et de sa stigmatisation (pp. IX et X). Des structures poussent même plus loin l’expérimentation en proposant des formations au rétablissement dédiées aux personnes concernées par des parcours psychiatriques (p. XI). Quant au CRPA (Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie), il se bat contre les pratiques psychiatriques illégales ou abusives, comme les hospitalisations forcées (lire pp. V et VI notre entretien avec son président André Bitton).

« Pour lutter contre le formatage et changer le monde, il faut défendre les fous »5, dit le journaliste Patrick Coupechoux. La folie est en effet porteuse d’un levier formidable de transformation, ainsi que l’a formulé le psychiatre Roger Gentis : « Chercher à aller au-delà de la psychiatrie, c’est déjà s’engager dans le combat révolutionnaire [et] travailler à l’accouchement d’une nouvelle société. »6 À l’heure du néolibéralisme triomphant et de l’étouffement de la psychiatrie publique, alors que des conceptions scientistes et gestionnaires détruisent les personnes concernées par la « maladie mentale », il est plus que jamais nécessaire de faire voler en éclat une institution normative qui fait de nous des clones et d’instituer un autre rapport au temps. Un temps long, qui permet la rencontre, l’échange et donc le soin. Un temps subversif.

Dossier coordonné par Cécile Kiefer, avec l’aide précieuse d’Hélo K.

1 L’Échappée, 2016.

2 La santé mentale – Vers un bonheur sous contrôle, La Fabrique, 2014.

3 Voir le discours et le rôle d’une fondation comme Fondamental, qui dans le champ psychiatrique français fait office de lobby très influent, proche du pouvoir et des compagnies pharmaceutiques.

4 Facebook développe depuis 2017 un outil d’intelligence artificielle pour prédire et prévenir les tentatives de suicide de ses utilisateurs.

5 « La folie, des geôles à la place publique », web-radio L’intempestive, 2008.

6 La psychiatrie doit être faite/défaite par tous, Roger Gentis, Maspero, 1973.

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1 commentaire
  • 10 février 2020, 17:23

    J’ai découvert votre journal le mois dernier alors que la lecture n’a jamais vraiment été un plaisir pour moi. Mais l’approche qu’il y a vers votre sujet est vraiment très intéressante (tout comme le dossier du moi dernier). Pour ma part, après quelques séjour en HP, je m’intéresse beaucoup à ce sujet. J’essaie souvent de l’aborder (puisque qu’il s’agit plutôt d’un néant dans l’intérêt des gens) mais d’une manière différente (ou personnel)... Comprenant que le remède ne pourrait-être que l’acceptation, qu’elle soit je pense personnel mais aussi social. Le terme "maladie mental" donne naissance au refus d’idées, de discours, de visions, d’un individu. Cela dit, pour un être humain n’ayant jamais été frappé par ce qu’il doit être reconnu de bouffée délirante, et par constat d’un soit-disant "raisonnement" accepter l’inconnu pourrai demander plus d’effort que le partage de la connaissance du sujet. Au conditionnel, puisque que je me pose cette question : Dans l’acceptation personnel d’être atteint mentalement de trouble psychique (ce qui m’évite des séjours en psychiatrie), le doute en sa propre personne ne serait-elle pas toujours présente tant que l’acceptation ne sera pas devenu social ?

    • 29 février 2020, 23:19, par AD

      Pour répondre à. : Dans l’acceptation personnel d’être atteint mentalement de trouble psychique (ce qui m’évite des séjours en psychiatrie), le doute en sa propre personne ne serait-elle pas toujours présente tant que l’acceptation ne sera pas devenu social ?

      L acceptation sociale commence dans le cercle restreint de la famille, des amis, qui malheureusement sont au départ décontenancés, voir blessés au sens propre et au figuré par la maladie de leur proche. Il leur faut accepter que le fils, le frère, la sœur, la conjointe est malade, que les délires, la persécution, l absence d affection, la violence est la maladie et non le proche. Un ouragan. Qui fait place à un désert.

      L acceptation personnelle et sociale doivent être conjointes.

      Mais malheureusement la famille, les amis ne sont inclus que partiellement, dans cette temporalité, et sont souvent trop exclus par le corps médical car les malades sont majeurs et vaccinés et leur maladie induisant du déni, on rentre dans un cercle vicieux de violence.

      Je recommande l association Unafam qui permet aux proches de malades psychiques de mieux connaître les maladies, d être ressource

    • 4 mars 2020, 15:33, par Sandra

      Le cercle vicieux de la violence n’est il pas tout simplement celui de la violence éducative ordinaire ou maltraitance subie dans l’enfance, qui va bien au delà des coups mais laisse des traces indélébiles : humiliations, comparaisons, étiquettes... Il serait temps de sortir du déni de cette VEO. La loi du 10 juillet 2019 a été votée, mais qui la connaît ?

      S’intéresser à la santé mentale, c’est s’attaquer à ce fléau des violences de toutes sortes. Les féministes avec le #meetoo font que la parole se libère. Mais qui défend les enfants ? 90 % des enfants du monde entier subissent de la VEO. Il serait temps de s’y intéresser afin de faire changer les mentalités et de défendre leurs droits. Le 30 avril sera la journée de la non violence éducative . En parlera t on ? Faire connaître les associations qui oeuvrent pour sortir du déni et les soutenir est primordial.