Entretien avec le psychiatre Mathieu Bellahsen

« La virtualisation des soins est une machine à exclusion »

Entre crise du Covid et généralisation de la logique gestionnaire, la psychiatrie publique perd à vitesse accélérée toute capacité à apporter un véritable soin, estime le psychiatre Mathieu Bellahsen. Il revient dans cet entretien sur les divers artefacts technologiques mis en avant pour (mal) compenser ces manquements.
Illustration de Baptiste Alchourroun

Cela fait des années que Mathieu Bellahsen tire la sonnette d’alarme en matière de psychiatrie publique. Dans La Santé mentale – vers un bonheur sous contrôle publié en 2014 (La Fabrique), il dénonçait déjà une forme de glissement généralisé des structures et soignants vers la logique néolibérale. L’objectif : fabriquer de bons petits soldats de l’entreprise et de la vie sociale, en laissant les plus « abîmés » sur le bord de la route. « Le soin n’est plus le souci principal, l’objectif de régulation sociale prime », expliquait-il dans nos colonnes en février 2020 1.

Depuis 2014, cette logique gestionnaire, qui s’appuie entre autres sur les neurosciences et l’omniprésence des écrans, a largement déployé ses ailes. Elle est notamment portée par la fondation FondaMental, institut de recherche créé en 2007 et lié au très néolibéral Institut Montaigne, qui déploie dans les CHU des dizaines de « centres experts » en troubles mentaux. La crise du Covid a complété l’offensive gestionnaire, normalisant les téléconsultations tout en accélérant la déshumanisation de l’hôpital public. Défenseur d’une psychiatrie institutionnelle ouverte sur la cité et les droits des psychiatrisés, Mathieu Bellahsen a d’ailleurs été destitué de son poste de chef de pôle pour avoir refusé l’enfermement systématique des patients au sein de son établissement pendant le confinement2. Pire : le service qu’il dirigeait a été démantelé. Une décision que le coauteur du récent La Révolte de la psychiatrie3 considère comme représentative du ménage mené dans la psychiatrie publique au détriment des patients et pour le plus grand plaisir des chantres de la technologie à tous crins.

Data-psy

« Dans l’hôpital public, les soignants passent de plus en plus de temps à entrer des données devant des écrans, soi-disant pour améliorer la “qualité des soins”, mais surtout pour satisfaire les procédures de certification de la Haute Autorité de santé d’où découlent les financements. Or les indicateurs de qualité sont construits à partir de l’informatisation. Les soignants sont ainsi devenus des instances de fichage, notamment en psychiatrie. Parmi les données collectées : les risques (suicidaire, infectieux, de dangerosité), les diverses évaluations cliniques, le degré de compliance aux soins, la gravité de l’expression pathologique...

Et ce n’est qu’un début. Les tenants d’une gestion algorithmique de la psychiatrie planifient en effet d’articuler des données de santé avec des prises de sang et l’imagerie cérébrale. Le Graal affiché de cette fondation FondaMental qui a l’oreille du gouvernement, c’est ainsi de faire du big data articulé à des données biologiques, en s’appuyant sur lesdits “centres experts”. Le problème : ces centres sont liés à des entreprises privées comme AstraZeneca ou Doctissimo, ce qui pose la question de l’utilisation future de ces données – sans compter les risques de vol informatique.

Par ailleurs, cette psychiatrie de tubes à essai s’articule à une certaine vision de l’existence. Elle en évacue la dimension sensible au profit d’une gestion de comportements prédictibles par algorithmes et soi-disant cernables par les images du cerveau. C’est l’avènement de la cérébrologie, que j’ai analysé dans un triptyque publié sur Mediapart4. On parle plus des lois du cerveau que des soins aux personnes. »

Start-upisation mentale

« Là-dessus est venue se greffer la crise Covid. Le livre Réinventer notre santé mentale avec la Covid-19, sorti en octobre et dont deux des trois autrices sont des pontes de FondaMental, explique ainsi à quel point ce moment a permis “un grand bond en avant” des innovations, notamment de la télémédecine. Leur propos assume une forme de piratage néolibéral : pour elles, cette épidémie a été une opportunité géniale, permettant le tournant numérique.

En matière de soin, la numérisation est une nouvelle forme de discipline. Soit les patients s’y plient parce qu’ils sont en mesure de le faire, soit ils sont trop malades pour ça et finissent dans les dispositifs de sécurité qui fleurissent à mesure que la psychiatrie ne soigne plus – on condamne à l’errance, au suicide, à la rue ou à la prison.

Les soignants ont déjà en partie pris ce pli numérique : beaucoup d’entre eux ne considèrent comme soin que ce qui est virtuel. Il suffit de voir la mode de la “remédiation cognitive” : des usagers triés sur le volet sont placés devant des ordinateurs avec pour but de reconfigurer les déficits de leurs circuits neuronaux via leur plasticité cérébrale. Et ces pratiques prennent de plus en plus de place, les Agences régionales de santé et le ministère poussant au développement de ce type de “soin” au détriment de tous les autres. C’est dans ce cadre que se développent des expériences de réalité virtuelle avec des casques. Au CHU de Rennes, pour former des soignants, on leur propose de se mettre dans la peau d’un schizophrène, de ressentir les troubles, les hallucinations, via le logiciel Schizolab développé par le laboratoire Janssen. Comme si le virtuel permettait d’approcher ce réel tellement complexe… Il serait plus utile d’appliquer la contention en chambre d’isolement à des soignants et directeurs d’hôpitaux, afin qu’ils comprennent ce que font aux corps ces soi-disant “soins”.

Ce type d’approche est symptomatique du macronisme et de son obsession pour la start-upisation. C’est une forme de matrice où patients et soignants doivent sans arrêt s’adapter aux innovations. Les soins étant axés sur l’adaptabilité des patients, la virtualisation devient une machine à exclusion, parce qu’elle “fonctionne” avec les cas les moins graves et les plus identifiables numériquement. Ainsi, s’il y a une telle croissance de la détection des troubles du comportement, c’est parce qu’ils sont facilement repérables en remplissant des grilles devant un ordi. On est loin du soin.

Au CHU de Rennes, pour former des soignants, on leur propose de se mettre dans la peau d’un schizophrène, de ressentir les troubles, les hallucinations, via le logiciel Schizolab développé par le laboratoire Janssen

En parallèle, il y a la question des applications [de “soutien psychologique”] censées te suivre au quotidien, comme Mon sherpa. Elles s’articulent à une logique généralisée de pénurie hospitalière et de privatisation. De même que les montres connectées reliées à des plateformes, qui surveillent le sommeil, la fréquence cardiaque, etc., à la logique proche d’un bracelet de surveillance carcéral. Ici l’imaginaire disciplinaire se recycle dans l’univers virtuel pseudo-émancipateur. On le voit aussi avec les pilules Abilify MyCite, utilisées aux États-Unis dans le traitement de la schizophrénie ou de la bipolarité, qui envoient un signal au médecin traitant voire à la famille quand elles sont avalées. Tout cela relève d’une fascination pour l’innovation : dès qu’il y a un nouveau médicament ou gadget, la norme c’est de l’essayer. »

« Renforcement de la contrainte »

« Nous vivons une période clairement difficile pour la psychiatrie publique, qui n’arrive plus à respirer dans un contexte où la stigmatisation de la maladie est omniprésente – avec comme exemple phare la création récente d’Hopsyweb, fichier des personnes admises en hospitalisation psychiatrique sans consentement5. L’approche gestionnaire amène un renforcement de la contrainte, avec de plus en plus de contention et d’isolement. Et le débat à ce niveau n’est pas vraiment porté, alors même qu’il y a une articulation entre contrainte (physique ou chimique) et virtualisation.

Un tableau noir, dans lequel il n’y a plus de discussion, de tâtonnement, simplement une approche automatisée. Mais comme le rappelle l’écrivain Antonin Artaud, les choses laissées à l’abandon se vengent : “Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie.” L’évolution en cours sera nécessairement contestée par une partie des psychiatrisés, des professionnels et des citoyens. D’où l’importance d’être attentifs aux émergences à venir. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

3 Écrit avec Lorianne Bellahsen et Rachel Knaebel, La Découverte, 2020.

5 Instauré par des décrets de 2018 et 2019, ce fichier est croisé avec le fichier terrorisme.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

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