Fiction
Le bonheur goût MentaMur®
C’est fou : je vais bien. Très bien. Tellement bien. J’aurais jamais cru ça possible. Un tel apaisement. Une telle motivation. Une telle communion avec le monde du travail et mes semblables. Alors certes #Cédric83, mon MentaManageur virtuel, me l’avait garanti lors de ma dernière consultation, me promettant des résultats incroyables, mais je doutais. On croit toujours être particulier. Que nos souffrances nous sont irréductiblement propres. Qu’il n’y a pas de solution miracle universelle. En fait, c’est l’ego qui parle, qui résiste à ce changement pourtant si confortable. Pignouf d’ego.
Je vais bien, donc. Si bien. Sortir de mon appartement un jour gris n’est plus un problème. Aller déjeuner au resto ou discuter des résultats du foutu foot avec les collègues à la machine à café non plus. Même les foules ne me font plus flipper, alors qu’auparavant un simple marché de Noël pouvait déclencher en moi d’intolérables crispations assorties de sueurs froides et d’oreilles sifflant comme des locomotives. Oui, les crises ont pris le chemin de l’exil, loin, très loin, là où les nuages sont d’affables compagnons de route, des bonshommes ronds sympas comme tout – Madame Bonheur, Monsieur Nigaud, ce genre.
À la Cogéfish, leader mondial de la nourriture pour poissons d’aquariums, j’étais le dernier des « productifs++ » du secteur ventes à n’avoir pas franchi le pas de la révolution MentaMur®. Ce qui me conférait une étiquette de mouton noir peu seyante. Pour mes collègues, je n’existais plus. Ils ne me saluaient plus, des glaçons dans les yeux quand je les dévisageais. Et moi qui déjà n’étais pas vraiment un pro du game social, je me retrouvais à dévorer les salsifis bio de la cantoche avec ces nuls d’agents de nettoyage et de réceptionnistes, classés seulement « productifs+ », donc pas concernés par la « phase d’expérimentation MentaMur® en milieu professionnel » lancée par le gouvernement, en concertation avec la fondation éponyme. Ma place, alors ? Avec les invisibles, les ratés.
Depuis que j’ai décidé d’opérer ma mue mentale, tout est rentré dans l’ordre. Ou plutôt : dans un meilleur ordre que le précédent. Je fais désormais partie de la famille royale Cogéfish. Mes collègues : des semblables. Via l’appli MentaMur®, ils savent que j’ai rejoint leur caste. Ils me voient. Ils me considèrent. Ils connaissent ma note de disponibilité sociale. Et ça change tout. On oublie parfois à quel point un petit « Salut Georges ! C’était bien ton week-end ? » peut changer la vie. Surtout quand votre réponse n’est pas un marmonnement embarrassé sous-entendant un dimanche de déprime à base de vodkas-Tranxenes devant Joséphine, ange gardien, mais bien le récit de réjouissances bucoliques normales – « Super, Sylvette ! J’ai fait du VTT virtuel à Fontainebleau avec des passionnés d’écureuils hyper sympas. »
MentaMur®, c’est ça : le bonheur productif et l’insertion parmi ses pairs.
Pour être franc, je me souviens avoir été vaguement opposé à ce qui désormais structure ma vie mentale et sociale. Il me semble même avoir asséné en privé des discours presque véhéments contre la première directive MentaMur® qui lançait l’expérimentation dans quelques entreprises triées sur le volet. Le ministre de la e-santé l’avait pourtant garanti : « On a mis en place tous les garde-fous nécessaires. » N’empêche : j’étais méfiant, supputais qu’on allait faire de nous des petits soldats de l’entreprise. J’allais jusqu’à parler de « zombies » pour évoquer mes collègues MentaMurisés, si pimpants de vie et d’enthousiasme, mais lointains. Un effet secondaire de ma dépression à n’en pas douter, qui me poussait à la parano généralisée. Voire : à la jalousie.
La vérité a mis du temps à émerger. Mes premiers entretiens d’affinage mental, l’opération chirurgicale bénigne mais symbolique, l’acceptation de cette puce incrustée à proximité de ma tempe droite, tout cela je l’ai fait en conservant au fond de moi une forme de défiance. Si je suivais ce chemin, c’était avant tout pour ne pas perdre mon boulot et ne pas me retrouver à la rue, parmi les « productifs— ». Mais une fois ce processus traversé et mes barrières synaptiques rétablies par le cocktail neuronal personnalisé diffusé, les choses ont été très simples. Le bonheur est bien chimique, au fond. Une question de perception aussi, de regard sur le monde et ses nuages.
Je me fais parfois l’effet d’une caricature de nouveau converti. De ceux qui après avoir affiché leur réticence basculent dans l’enthousiasme effréné. Mon ancien moi aurait sans doute un tantinet moqué cette volte-face. Mais je m’en fiche, je ne vois plus que l’horizon détendu et les étendues de réussite professionnelle qui s’offrent à moi. Et c’est pour ça que j’ai décidé d’accélérer le processus en me portant volontaire pour la phase 2 d’expérimentation MentaMur®. « Je peux vous garantir que ce mur d’épanouissement sera largement bénéfique à votre productivité », m’a félicité #Cédric83 en fin de consultation, joignant à son message un gif de félicitation représentant un PDG en smoking sabrant le champagne. Sympa.
Tout cela restant expérimental, voire un tantinet sensible, il me faut enchaîner les rendez-vous, les vrais, en chair et en os. « La phase 2, c’est l’application de notre principe de dissociation mentale socialo-affinitaire à la société tout entière », m’explique doctement l’expert moustachu aux faux airs de Philippe Martinez rencontré au siège de la fondation, dans une immense tour de La Défense. En clair : ce qui se joue n’est plus seulement cantonné à l’échelle du boulot, mais se déploie dans tous les espaces publics certifiés MentaMur® que je suis possiblement amené à fréquenter – les rues, les transports, les magasins. Concrètement, en zone MM®, topologie gagnant vitesse grand V du terrain dans la capitale, je ne serai plus confronté au spectacle de personnes ne gravitant pas dans le même champ socialo-mental que moi. Exit les clodos crasseux, les balayeurs, les punks à chien, les chômeurs mous, tous ceux dont la vue insuffle au fier travailleur-winneur un sentiment d’angoisse. Par la magie de MentaMur®, je ne verrai plus que mes semblables à vocation « ++ » voire plus, tandis que les minables dénués de puce s’estomperont dans un léger brouillard – magie de la reconstruction optique virtuelle. La misère des autres ? Évaporée. Il n’y aura plus que moi, Georges Choupot le Conquérant, grimpant gaillardement les échelons de l’industrie de la nourriture pour poissons.
C’est fou fou fou comme je vais bien. Je triomphe de tout. Je suis au top. J’ai conquis mon troisième « + », décrochant le Graal « Productivité +++ », décerné par #Cédric83 via l’appli TopTopToday. Je ne fréquente plus mes collègues, trop insipides. Je vais bien, tellement bien. Je voudrais que cette course vers les sommets ne s’arrête jamais. J’ai rompu avec ma famille et mes anciens amis qui me freinaient. Je suis seul, très seul. Je vais tellement bien, dingue. J’adore croiser les petits brouillards dans la rue. Je pense à Patrick Bateman dans American Psycho, à sa manière de latter à mort les clodos – je l’envie un peu. Quand je songe à ma période dépressive et non productive, j’ai tellement honte que je voudrais me lacérer jusqu’à l’os. Mais je vais bien, tellement bien – la flamme absolue. Je l’ai dit à mon boss : « Emmanuel, je pense que vous ne serez pas déçu par mon travail cette année, je vais carrément foutre le feu aux tableaux Excel. » Il m’a regardé bizarrement. J’ai même cru voir de la peur dans son regard – le loup dominant sentant qu’un autre loup dominant est dans la place. Phase 4
C’est fou : je vais bien je. Tellement bien je. Tout rutile. La Cogéfish grimpe vers les sommets sous ma cravache de motivation. Les femmes s’arrachent mon profil sur les applis de drague parce que je suis beau moi aussi, un tombeur, un lover. J’ai une confiance absolument totale en moi je, en l’avenir, en mon destin je. Et alors que je déguste un délicieux gratin dauphinois à la pause déjeuner, j’ai comme envie de le proclamer à la face du réfectoire, d’enfin tomber le voile de ma grandeur, je, que le monde me découvre, je.
Savourant l’effet, enfin délivré de mes peurs, je monte sur une chaise et entame mon discours : « Mes chers administrés, moi Georges 1er, je vous garantis que la grande Cogéfish n’aura pas à se plaindre de moi pour l’année à venir. Et quand je songe à ces milliards de poissons que nous allons nourrir dans notre croissance exponentielle... »
Le reste se perd dans une sorte de smog, de cri flou, avec trois collègues me maintenant à terre et ces deux phrases saisies au vol, en provenance des petits brouillards installés à la table des ratés :
— Encore un qui a dégoupillé – il est carrément tout cassé le +++.
— M’en parle pas, ils me font tellement pitié, ces zombies.
Puis c’est l’irruption de blouses blanches et des reflets de gyrophares bleus tambourinant à la porte de mon cerveau.
Krschhhhhhhhh.
Adieu l’aquarium.
⁂
On peut lire d’autres nouvelles du camarade Chien Noir sur ce site.
Cet article a été publié dans
CQFD n°204 (décembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...
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Paru dans CQFD n°204 (décembre 2021)
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Mis en ligne le 23.12.2021
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