Comment faire chialer son patron…
Accompagner le changement (comprendre la restructuration), est l’un des leitmotivs à la mode chez les nouveaux managers. Dans le cadre de la cession de notre usine par le franco-français Total à la société autrichienne Borealis il y a un an, ces petits génies se sont dit qu’un saupoudrage de dirigeants belges permettrait de mieux faire face à ce séisme culturel. En effet, comme tout le monde le sait, la France et la Belgique c’est pareil. Donc, on s’est retrouvés avec des PDG, DRH ainsi que des chefs de service belges. Le hic, c’est qu’ils sont majoritairement flamands et que, question langue, il a fallu qu’ils se mettent au français, comme pas mal de chez nous ont dû se mettre à l’anglais.
Au-delà des problèmes de langues, c’est à un véritable choc de culture sociale que nous avons assisté. Car nos nouveaux patrons, qui n’en reviennent toujours pas, ont découvert le droit du travail, les syndicats, les grèves et j’en passe. Leur étonnement a été particulièrement profond lorsqu’ils se sont rendu compte que les salariés pouvaient arrêter les bécanes et ne pas venir gratter lors des journées d’action de grève. Ainsi le 16 octobre dernier, une partie de l’usine avait été stoppée et aucun sac d’engrais n’était sorti. La demande d’explication adressée par la direction à tous les syndicats (même ceux qui n’appelaient pas au blocage des machines) n’avait pas traîné. Avec un discours toujours aussi bien rodé : vous comprenez ce n’est pas le moment vu la conjoncture, l’état des installations… On avait eu le droit aussi à une lettre du PDG. Du classique, donc. Auparavant, sous Total, c’était plus direct et parfois plus chaud, notamment lorsque le big boss avait effectué une descente « au contact » des grévistes pour les traiter de cons et d’assassins. Effet de sidération garanti.
Le PDG actuel essaie d’être plus diplomate. Reste que, après la dernière journée d’action en date, les organisations syndicales ont encore été convoquées par le staff de la direction générale à Courbevoie, siège de la boîte. Encore une fois pour se voir asséner le même discours ferme et paternaliste : « En Autriche et dans les autres pays où nous sommes implantés, nous ne subissons pas l’arrêt de la production lors de ces journées politiques qui s’adressent au gouvernement. Nous n’avons pas à subir ça. Nous comprenons le droit de manifester, mais pas d’arrêter les machines. Dans nos pays, nous ne comprenons les mouvements de grève que lorsqu’ils concernent les problèmes de l’entreprise. » Parce que nous sommes joueurs nous avons dit avoir compris.
Du coup, lorsque ont eu lieu les Négociations annuelles obligatoires concernant les augmentations, les primes et tout et tout, la CGT a appelé à mettre bas les marteaux. Les salariés s’en sont emparés et ont même voulu commencer le mouvement la veille de la date prévue. Rien de surprenant étant donné le climat délétère qui règne dans la boîte : chaque jour, la pression sur tous et chacun se fait un peu plus forte, les machines fonctionnent de moins en moins bien, la hiérarchie est toujours plus stressée et pesante. De plus, il y a eu pas mal de jeunes embauchés, plutôt rebelles, qui veulent montrer qu’ils ne se laissent pas marcher sur les pieds.
Ayant une solide expérience de ces séances de négociations où on se fait avoir si on n’a pas le rapport de force, je me suis quand même fait violence pour faire partie de la délégation syndicale. La réunion a commencé avec une direction souriante, le jeune responsable RH belge plutôt content (nous l’appellerons John), la DRH minaudant comme à son habitude. Et puis, ils ont fait leurs propositions. Des augmentations au ras des pâquerettes, expliquées par les mauvais résultats et la fameuse conjoncture. Les syndicats ont demandé une suspension de séance. Ce qui nous a permis de relayer par sms les avancées en forme d’aumône de la direction. Ça n’a fait ni une ni deux. Dans la foulée, les retours ont été « On arrête tout ».
Un peu plus tard, lorsque l’équipe de direction est revenue, ils tiraient la tronche. La DRH regardait ses pieds et le jeune responsable avait la larme (de crocodile) à l’œil. Ils venaient d’apprendre l’arrêt de la production. John a alors dit qu’il ne comprenait pas, qu’il était pour la discussion et qu’une grève, c’était violent. Du coup, devant tant de « violence » de notre part, les cartes avaient changé et un nouveau cycle de négociations pouvait démarrer. Au bout de trois heures d’empoignades, les offres ont été nettement revues à la hausse, une prime de fin d’année augmentée de 40 %, entre autres. Évidemment, ce n’est jamais à la hauteur de ce qu’on voudrait comme compensation à nos heures perdues au travail, mais pour avoir plus il faudrait autre chose qu’une petite grève d’une journée.
En quittant la réunion, John s’est excusé de s’être mis en colère. Ce dont on ne s’était même pas aperçu. Il a dit aussi qu’il souhaitait que la grève s’arrête. Ce à quoi je lui ai répondu que c’était une grève de 24 heures et qu’on n’en était qu’au début. Il a rentré la tête dans ses épaules et est parti.
Plus tard, je retrouvais les collègues dans les secteurs arrêtés et ils avaient tous la banane. C’était une petite victoire mais une victoire quand même. Et par les temps qui courent ça s’apprécie.
Cet article a été publié dans
CQFD n°130 (mars 2015)
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Paru dans CQFD n°130 (mars 2015)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 14.04.2015
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