Dossier : Rumeurs de Guerre
Jeremy Scahill : Piétiner la propagande
« Nous gagnerons la guerre contre le terrorisme grâce à des forces dont vous ne savez rien, des opérations dont vous ne verrez rien et des méthodes que vous préféreriez ne pas connaître. » Quand le directeur de la CIA a prononcé ces mots au lendemain des attaques du World Trade Center, Jeremy Scahill n’imaginait sûrement pas dans quel merdier il passerait ses quinze années à venir. Tandis que Bush impulsait un nouveau type de guerre d’une complexité telle que l’Administration américaine s’y enliserait pour des décennies, Scahill n’avait que son bloc-notes de reporter pour en décrire les vilains rouages. Correspondant de guerre pour le magazine américain The Nation puis cofondateur de The Intercept1, formé par Michael Moore, le journaliste a passé une vingtaine d’années sur le front (Irak, Afghanistan, Yémen) à observer les nouvelles modalités de ces conflits dont la Maison Blanche voudrait qu’on ne sache presque rien.
Jeremy Scahill a fait grand bruit en publiant son premier livre, Blackwater : l’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde en 2008 puis un autre doublé d’un documentaire (Dirty Wars) consacré aux pratiques de l’armée américaine dans sa guerre contre le terrorisme. Torture, assassinats érigés en pratique coutumière, frappes aériennes pas tellement chirurgicales, Scahill s’est mis en première ligne de cette « sale guerre » dont l’histoire officielle ne retiendra que la mort de Ben Laden. Mais ses enquêtes s’acharnent à en dévoiler une autre facette : celle d’innocents abattus par des commandos en roue libre. Ainsi a-t-il débusqué les agissements des unités spéciales du JSOC2, d’autant plus violentes qu’incontrôlables, dont la mission se limite à trois mots : « Find, fix, finish » (Traquer, débusquer, éliminer). Au cœur de son travail, le journaliste a épinglé la croissance exponentielle de la « kill list » présentée chaque semaine au président Obama, lequel a avoué à plusieurs reprises sa fascination pour les forces spéciales. Sa simple signature a précipité, depuis 2009, des milliers de personnes – terroristes confirmés, vagues suspects, simples quidams – sous les balles des militaires.
Dans la grande tradition du journalisme d’investigation américain, Scahill n’a pas hésité à recourir à des sources internes malgré de nombreuses intimidations, en l’occurrence d’anciens membres du JSOC. Ce qui lui a permis de révéler tant l’aveuglement de l’Administration que celle des médias de masse américains. « Les gens qui acceptent les histoires officielles sont considérés comme des journalistes objectifs, expliquait-il au Guardian en 2013 pour la sortie de son documentaire. Ceux qui les questionnent, en particulier face à des preuves évidentes démontrant que l’État ment ou prend part à des homicides extrajudiciaires, sont mis dans le sac des activistes. On jette systématiquement l’opprobre sur ceux qui mettent le gouvernement en cause tandis que ceux qui le défendent servilement sont en quelque sorte coiffés d’une couronne d’objectivité. » Et l’on sait, hélas, que les démonstrations de fausse transparence sont des armes de choix aux mains des communicants gouvernementaux, outre-Atlantique comme ici.
La suite du dossier
1 Journal américain créé pour relayer les révélations d’Edward Snowden.
2 Le Joint Special Operation Command (Commandement des opérations spéciales), qui dirige des unités d’élite tapies dans l’ombre depuis les années 1980, a été sanctifié en 2011 pour son raid mortel sur le chef d’Al-Qaïda.
Cet article a été publié dans
CQFD n°130 (mars 2015)
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Paru dans CQFD n°130 (mars 2015)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 28.04.2015
Dans CQFD n°130 (mars 2015)
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