Les vétérans et Trump
Apocalypse later
Poste 4487, impasse Underwood. Il y a huit téléviseurs pour douze paroissiens. Y sont diffusés une émission culinaire, un programme dédié aux numéros gagnants de la loterie et la chaîne CBS News. Un tas d’objets poussiéreux sont accrochés aux murs. Des écussons de l’armée, un sabre, un vieux fusil, des photos de soldats. On s’installe au bar de l’association des anciens combattants américains à l’étranger (VFW) à Middletown, État de Rhode Island. Au travers des fenêtres, on aperçoit la base navale qui produisit 80% des torpilles américaines pendant la Seconde Guerre mondiale. CBS fait tourner en boucle la cérémonie d’investiture d’un milliardaire américain, célébrée quelques heures plus tôt à Washington. Aujourd’hui, Donald Trump est devenu président.
Sur le flanc gauche du comptoir en arc de cercle, Aida boit sa bière dans un verre à shooter. Elle préfère parler voyages. Ses yeux s’écarquillent : « Aaah, j’adore Pompéi. Pompéi c’est génial. Pompéi, ça me fascine. J’y suis allée avec mon association pour les gens qui ont plus de 55 ans. Ils nous font des prix. Je voyage beaucoup avec eux. Je suis allée à… » Sa voisine s’est levée, elle fait des doigts d’honneur énergiques aux gars d’en face. Aida a un pull de Noël rouge pétant. Elle a passé les quarante dernières années de sa vie à couper des tifs. Aida est allée à Prague. À Budapest. À Vienne. Bientôt en Espagne. Elle possède une collection de badges des polices du monde entier – son fils est du métier.
Au-dessus de sa tête, des dizaines d’affiches jaunies sont collées au plafond. Elles portent des noms de soldats, des dates et des numéros d’unités militaires. « En mémoire de Manuel Márquez, 13e division blindée, US Army. 1942-1945. » Aida dit : « C’est mon beau-père. » Son voisin d’affiche est Jimmy Jacks, US Navy, lui aussi membre de l’association des vétérans locaux. « Lui, il est pas mort. » Sur l’aile droite du comptoir, un gars tient à ce que tout le monde sache qu’il y avait aujourd’hui un « putain de vent, des vagues de deux mètres ». Aida a traversé la mer à 14 ans pour retrouver son beau-frère aux États-Unis, mobilisé ensuite au Vietnam. Elle est née à Porto Rico.
Lopin de terre aussi petit qu’ignoré du brouhaha politique fédéral, le Rhode Island compte parmi les « blue states » (démocrates) quasi indéboulonnables de la Côte Est. Au Sénat comme à la Chambre locale, le « Parti du peuple » fait figure de parti unique. Ainsi n’est-il pas rare que les républicains ne présentent même pas de candidat aux élections locales. Après tout, c’est bien la gouverneure démocrate, Gina Raimondo, qui a gelé les retraites des fonctionnaires et se targue de réduire taxes et régulations sur les entreprises. À la présidentielle de novembre dernier, toutefois, Donald Trump y a récolté plus de voix qu’aucun autre républicain depuis 1988. D’après un sondage publié en septembre dernier, le milliardaire avait le soutien de 55% des militaires et vétérans américains. Reste que le premier parti du Rhode Island demeure l’abstention – son taux est estimé à 41% de la population éligible1.
Aida dit qu’elle n’a pas voté aux dernières élections. Hillary et ses emails. Donald et son mur. Le candidat à la primaire républicaine Marco Rubio, en revanche, aurait obtenu son bulletin de vote. « Et maintenant, on se retrouve avec Trump. Il y a Daech, la Russie et Kim, le psychopathe de Corée… C’est n’importe quoi. » Et Bernie Sanders ? Le sénateur a remporté une large majorité à la primaire démocrate du Rhode Island. « Ah. Quand je suis arrivée dans ce pays, je ne parlais pas un mot d’anglais. Et je me suis battue pour payer une éducation à mes enfants. Alors quand on me dit que l’université va être gratuite pour tous [l’une des promesses de campagne de M. Sanders], j’y crois pas. » On se rappelle alors des emplois promis par Bill Clinton lorsqu’il signait l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena, 850 000 jobs supprimés2). Des 4 500 soldats américains morts en Irak, envoyés par l’administration Bush au prétexte que s’y trouvaient des « armes de destruction massive. »
Dans l’indifférence générale, le journal de CBS consacre un portrait au 45e président américain. L’hôtel Trump. Le yacht Trump. La tour Trump. La télé-réalité Trump. Le couple Trump sur le perron de la Maison-Blanche. « C’est la transition pacifique du pouvoir d’un crétin à un autre. » Skip est planté devant les tireuses à bière. Il a passé vingt-deux ans dans la marine de guerre, dont trois au Vietnam. « Mais je suis sûr qu’il sera meilleur qu’Obama. Qui pourrait faire pire, de toute façon ? Écoute, Trump n’est pas un politicien de carrière. Il n’est pas contrôlé par les démocrates, les républicains ou les indépendants. Il a les mains libres. Il n’a pas besoin de rendre service à ceux qui lui ont donné des millions pour sa campagne. C’est lui qui les donne, les millions ! » Lors de son discours d’investiture, l’homme d’affaires a décrété la fin des « paroles creuses » et le début de « l’action ». Skip tient aussi à dire que la marine, « c’est génial », même s’il ne se rappelle plus vraiment pourquoi il s’y est engagé.
Raymond se tient à droite de Skip. Raymond, c’est quarante ans d’ingénierie dans les sous-marins. Il contrôlait la précision des torpilles. Casquette rouge, moustache fine. « Aaah, je suis tellement content que ce soit fini. Les conflits [Raymond fait mine d’étrangler quelqu’un], les attaques personnelles [Raymond fait mine de fusiller le barman]. Maintenant, je m’en fiche, mon candidat a gagné. » On lui demande s’il compte sur Trump pour tenir ses promesses. « Le mur, je sais pas. Mais l’Obamacare, oui. Écoute, les progressistes ont ce mot que je déteste : “abordable”. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que les gens comme moi doivent payer pour l’assurance des autres. Ces gens qui n’ont pas les moyens pour une assurance privée. Et pour moi, les primes ont explosé ! Le système d’avant marchait très bien. Merde, pourquoi ils ont voulu le changer ? » Quelques heures plus tôt, la cérémonie d’investiture à peine terminée, Donald Trump signait son premier décret contre la réforme santé de Barack Obama. L’Affordable Care Act a fourni une couverture à vingt millions de personnes.
« Êtes-vous un vétéran atomique ? » Près du comptoir, des prospectus ornent l’armoire abritant les trophées des compétitions de fléchettes. L’un parle des vingt et un types de cancer développés par les anciens soldats du nucléaire. Une association propose de devenir « votre compagnon de bataille » dans la jungle civile, pour les vétérans sans abri et précarisés. Un numéro vert offre de l’aide à ceux souffrant de « douleurs chroniques, anxiété, dépression, insomnies, colère ». Il y a trois semaines, l’un d’eux a refroidi cinq personnes et blessé six autres dans un aéroport de Floride. Depuis son retour d’Irak, le suspect « perdait la tête », a déclaré sa famille. Aida dit que « ces gens sont partis pour défendre nos libertés, mais quand ils sont revenus, on leur a craché à la figure. Et maintenant on ne fait rien pour eux ». D’après les chiffres officiels, le taux de suicide chez les vétérans est deux fois plus élevé que chez les civils.
Skip a beau recevoir une retraite d’ancien combattant, il a dû travailler une vingtaine d’années dans l’hôtellerie après son service. « Quand tu reviens, t’es complètement perdu. Et le département des Anciens Combattants [l’administration qui gère notamment les retraites et les soins médicaux], c’est uniquement des gens qui distribuent des chèques. » Voilà des années que ce département – pourtant l’un des plus gros budgets du gouvernement fédéral – est pointé du doigt pour son manque de financement. En 2014, des délais d’attente de plusieurs mois pour l’accès aux soins avaient coûté la vie à plusieurs dizaines de vétérans. « C’est une des raisons pour lesquelles j’ai voté Trump, ajoute Skip. Il a dit que les vétérans et les militaires étaient nos meilleurs atouts pour la sécurité du pays. Écoute, je suis pas d’accord avec tout ce qu’il dit et je suis le premier à l’admettre. Mais je pense qu’il peut rendre à l’Amérique sa grandeur passée. »
Le bar s’est vidé. Skip parle des politiciens corrompus, des entreprises qui délocalisent au Bangladesh ou en Chine, des médias détenus par une poignée de milliardaires qui traitent les gens « comme de la merde ». À la troisième pinte, on lui demande s’il n’est pas temps de faire la révolution. Skip dit qu’elle vient de commencer…
1 D’après le United States Election Project.
2 D’après la Review of Keynesian Economics, entre 1993 et 2013.
Cet article a été publié dans
CQFD n°151 (février 2017)
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Paru dans CQFD n°151 (février 2017)
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 13.11.2019
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