Pas d’eau courante aux étages, juste un robinet au pied de chaque immeuble, d’où coule le précieux liquide pendant une demi-heure à l’aube et une autre demi-heure en fin d’après-midi. « On dirait des auges à cochons, on patauge dans la gadoue en faisant la queue », gronde Olga, la petite brune au cheveu dru et au verbe haut qui nous guide à travers les carcasses de réfrigérateur et autres débris jetés par les fenêtres. « Le comble, c’est que la société des eaux nous envoie des factures individuelles avec une consommation estimée qui pourraient faire croire qu’on a rempli des piscines avec ! Et si tu ne payes pas, on ne renouvelle pas ton bail, qui ne court que sur six mois. » Dans les rues coupées de chicanes en béton, pas d’éclairage public. Sans doute pour éviter la multiplication des câbles fraternellement tendus d’un immeuble à l’autre, ceux qui ont encore de l’électricité chez eux sont obligés de choisir entre se chauffer et faire la cuisine : les compteurs sont bloqués à dix ampères. « Nous voyons venir l’hiver avec angoisse, avoue Aleksander, qu’on paye soixante euros par mois pour représenter le quartier au parlement local. Quand les températures tombent en dessous de zéro – et ça peut descendre jusqu’à moins vingt –, il fait plus froid dedans que dehors. Les mains des petits bleuissent. Ma femme en pleure de rage, elle emmaillote leurs pieds avec des sacs plastique. Des bébés meurent chaque hiver, ici. Certaines mères n’arrivent même plus à les allaiter et le lait en poudre est trop cher. Notre poêle à bois ne chauffe qu’une seule pièce. À Noël, j’ai dû brûler une belle armoire en noyer pour sauver mes gosses. »
Coincée entre une voie rapide, une forêt de chênes jalousement gardiennée et les terrains de l’aciérie US-Steel, la cité Lunik 9 dresse sa dizaine d’édifices délabrés entre chaussée défoncée et ciel gris. On croirait débarquer à Grozny, les façades noircies par la fumée sont comme mouchetées d’impacts d’obus. Certaines rambardes de balcon ont été arrachées. « C’était le plus beau quartier de Kosice [1] quand on l’a inauguré au début des années 1980, se souvient Olina. Les autorités d’alors imposaient la mixité sociale, un ingénieur pouvait être logé sur le même palier qu’un ouvrier. » La décadence des lieux a démarré après la révolution démocratique. En 1995, le maire de Kosice, Rudolf Schuster – qui deviendra ensuite président de la République –, fait expulser les Tziganes du centre-ville pour le livrer aux spéculateurs, qui y installeront des boutiques, des restaurants et des bars branchés [2]. La police pousse sans ménagement les indésirables vers la périphérie, principalement Lunik 9.
La cité comptait alors six mille habitants, il n’en reste plus que quatre mille aujourd’hui. « La gérance laisse pourrir, elle aimerait que nous détruisions nous-mêmes notre quartier. » Peter, frère d’Olga, parle de sa vie de nouveau nomade en agitant des mains noircies par la soudure d’étain : « Notre seule richesse, ce sont nos enfants. Alors, s’ils sont malheureux quelque part, il faut partir. J’ai bougé, d’abord en Tchéquie, puis en Belgique et en France. J’ai été technicien pour un groupe de rock, à Dijon. J’aime connaître des gens nouveaux, des musiques différentes. Je joue de la guitare et je répare des amplis. Les langues, c’est comme la musique, ça s’apprend mieux en voyageant que dans les livres. » Olga, elle, a appris des rudiments d’anglais avec des membres d’ONG ou des journalistes de passage. Pour « les autres », elle prononce « under people » au lieu de « other people », ce qui dans sa bouche prend un sens particulier : « Avant d’obtenir un appartement ici, j’ai vécu dans les égouts avec mon mari, un gadjo SDF. Je ne fais pas partie de cette société, elle me le fait sentir et elle me le fait payer. Ici, nous devons payer pour vivre comme des animaux ! »
« Nos grands-pères avaient des métiers nobles, raconte Aladar, le beau-frère d’Olina, une de ses filles assise sur ses genoux. Ils travaillaient le bois, le métal ou le verre. Ils dressaient des chevaux, allaient et venaient librement, jusqu’à ce que les autorités les obligent à prendre racine. Avec le communisme, le travail est devenu obligatoire, mais aux aciéries, même s’il n’était pas content de moi, mon chef ne pouvait pas me virer. Je vivais bien, sans dettes. Avec la démocratie, le travail s’est fait rare et plus dur. Les patrons te houspillent pour te faire trimer du matin au soir, et tout ça pour des cacahouètes ! Et le malheur, c’est qu’en chemin nous avons perdu le savoir-faire des anciens… Nous sommes prisonniers de ce ghetto qui tombe en ruines. » Aladar, la plus lucide et la plus hospitalière des personnes rencontrées ici, décédera d’un infarctus deux jours après avoir dressé ce saisissant résumé du drame tzigane. « Les politiciens en campagne amènent des cadeaux, des aliments. Mais une fois élus, ils nous traitent de crasseux et de feignants, parlent de nous comme si nous étions le problème… »
Un homme s’approche, le front barré d’une cicatrice toute fraîche : « Avant-hier, à l’arrêt du bus n°11, quatre ivrognes grands comme des montagnes nous sont tombés dessus en hurlant “Chiens tziganes, vous puez !” Ils ont même frappé ma femme enceinte et mes gamins. » Il a osé porter plainte, ce qui est rare ici. « Quand nous nous présentons à un entretien d’embauche, le visage du patron se ferme en voyant notre couleur de peau, regrette Peter. Puis, quand nous donnons notre adresse, il secoue la tête et avoue qu’il ne veut pas de gens comme nous. J’ai dû promettre de faire un mois à l’essai gratuitement pour que le patron d’une boîte qui monte des armoires électriques consente à me prendre. Il m’a dit qu’il m’appellerait cet été… » Les pompiers et le Samu ne viennent ici que sous escorte policière, les médecins refusent de se déplacer. « Bruxelles avait dégagé 500 000 euros pour réhabiliter la cité, soutient Olga. L’argent n’est jamais arrivé jusqu’ici et nos enfants jouent toujours dans le caniveau. La majorité des Slovaques nous considère comme de l’ordure. Une rumeur court la ville selon laquelle nous volons les chiens pour les manger. Si l’un d’entre nous parvient à changer de quartier, ses voisins font des pétitions pour lui interdire de s’installer près de chez eux. »
Quand un appartement brûle ou est abandonné, la ville le fait murer. Les gamins entrent par le balcon et démontent la tuyauterie, la rambarde, les huisseries, pour les revendre. « Les Blancs disent que nous sommes des sauvages, que nous ne respectons même pas nos propres maisons… Mais il faut bien manger ! » Puis la gérance loue l’endroit détruit à une autre famille. « Les nouveaux arrivants doivent réparer la porte, poser des fenêtres, et en plus ils héritent des dettes des anciens locataires, s’insurge Olga. Comme si nous n’étions qu’une seule tribu, chacun doit payer pour les fautes de son cousin ! » Même l’église tourne le dos au quartier. « Les prêtres ont construit une muraille de Chine entre elle et nous, pour la protéger de nos enfants ! Ces hypocrites ne font jamais ce qu’ils prêchent pendant la messe. » Une trentaine de Blancs vivent ici. « Des inadaptés qui se sentent mieux parmi nous. Ici, ils peuvent boire et chanter toute la nuit, personne n’ira se plaindre. »
La marmaille dépenaillée piaille en essaim autour de la caméra. « Beaucoup de photographes, d’artistes, de journalistes sont venus ici et ont sali nos enfants avec des fausses promesses », se braque Monica, qui se promène en tongs, jeans et blouson de cuir. Un grand frère prévient : “Pas de photo ! Vous volez les images pour après les vendre sur Internet !” Un gosse, coiffé d’une écumoire en plastique, place un rabat de WC devant son œil : « Moi aussi, j’ai une caca-méra ! »
Croisé un samedi soir au bar de la Tabaska, ancienne fabrique de tabac devenue friche industrielle à disposition des artistes, Christian Potiron, expatrié français et chargé de projet pour Kosice 2013, compare les mérites des deux capitales : « Ici, nous sommes moins dans l’événementiel qu’à Marseille. Ça fait quatre ans que nous travaillons en profondeur dans les quartiers, tellement que nous avons la sensation d’avoir entamé l’année capitale déjà essoufflés… Dans les cités, nous avons transformé les anciennes chaufferies en centres culturels et nous avons donné les clés aux habitants. » À Lunik 9, il n’y a pas de chaufferie, mais Potiron espère y organiser un mini-festival début octobre, avec concert, workshop théâtral et concours de cuisine entre familles. À cette idée, Jozef, ex-maire du quartier, se renfrogne : « Ils parlent de “culture”, mais ils méprisent et nient la nôtre. La créativité ? La liberté ? Comment être libre quand d’une main l’État veut tout régenter et de l’autre il permet que les riches écrasent les pauvres ? » Peter renchérit : « La dernière tradition qu’on ne nous a pas volée, c’est la musique. Sur un violon, sur les dents d’un peigne, nous la jouons à l’oreille, sans savoir la lire. Pourtant, en ville, en tendant la main, ou dans les mariages, nous gagnons à peine de quoi apaiser la faim. Alors nous préférons jouer pour les nôtres. »
Toute de noir vêtue, une bouteille de gnôle à portée de main, Zlatia chante sa peine, assise sur le trottoir en compagnie d’un ami violoniste. Ils reviennent d’un enterrement bien arrosé. Lena traduit sa chanson : « Partout où je vais, les feuilles des arbres tombent. Ils vont détruire ma maison. Je vais me coucher sous cet arbre et m’endormir. Ses feuilles tomberont sur moi comme les larmes tombent de mes yeux. » Les jours suivants, malgré son invitation à lui rendre visite, Zlatia est invisible. Sa fille et son beau-fils ouvrent aimablement la porte, font signe d’entrer, mais la dame en or [3] est couchée, elle cuve sa vodka. Zlatia vit dans l’immeuble le plus délabré, ouvert à tous les vents. Les tas d’ordures atteignant presque le premier étage, une gamine en robe à fleurs y saute à pieds joints pour rejoindre ses copines. Le quatrième jour, un ado qui a trop sniffé de colle tente de se pendre dans le bois. Au cri d’alarme poussé par les morveux, son père et ses frères accourent pour le décrocher.
Les pieds plantés dans les restes de gravats d’un édifice récemment dynamité, Olga tranche l’air d’un geste sec : « Ils ont programmé la destruction de Lunik 9 pour 2016, mais où irons-nous ? Nos quartiers et nos villages sont là pour durer, nous existerons toujours. Qu’auraient-ils à montrer de la Slovaquie si nous n’étions pas là ? » Une petite vieille à la tête blanche nous invite chez elle. Un couloir, une baignoire à demi pleine d’eau croupie, une odeur âcre de pisse, puis sa chambre sans vitre à la fenêtre. À côté d’un pauvre lit, une chaise fait table de nuit, deux tasses de café y refroidissent et, appuyé sur le dossier, là où on imaginerait la photo du défunt mari, trône le chromo d’un lion à la crinière flamboyante. Beaucoup plus jeune qu’elle et l’air un peu simplet, son compagnon arbore fièrement un gilet fluo de cantonnier. Son salaire est tellement misérable qu’une fois sa journée terminée, il l’arrondit en tirant des sons des dents d’un peigne sur les trottoirs du centre-ville avant de tendre la main. Debout sur le pas de la porte, il couve sa vieille du regard : « Nous voulons vivre ensemble encore longtemps. »
Rencontré à l’orée de la forêt, Latzi, patriarche tremblotant de 76 ans, affirme d’abord ne pas avoir le don de parole, mais une fois lancé, il ne mâche pas ses mots : « La nation nous maltraite, nous ne faisons que nous défendre. Nous avons besoin d’aide, mais nous avons notre fierté. Nous pouvons encore nous battre. Je ne veux pas me coucher sous la pelle du fossoyeur, je ne veux pas lui donner mon cœur encore vivant… Pour eux, nous ne sommes pas des hommes. Ils nous manipulent, ils nous exploitent, puis ils nous jettent, mais notre cœur est plus triste et plus léger que le leur. Seule la sagesse des anciens pourra nous sauver. La Bible dit que le Christ est venu sur terre pour défendre les pauvres. Je n’aime pas les hypocrites et leurs détours, j’aime le chemin qui file droit devant. »