Indépendantisme & solidarité
Au Pays basque, « la frontière n’existe pas »

Elle n’a pas l’air bien méchante, quand on la regarde comme ça, la Bidassoa. Mais les flots du fleuve frontalier, soumis aux marées de l’Atlantique, sont piégeux. Le 12 mars 2022, Ibrahima Samba Diallo s’y est noyé. Son corps a passé 18 jours sous l’eau avant d’être retrouvé. « Ce n’est pas la Bidassoa qui a tué Samba, mais les contrôles policiers », dénonce l’activiste Devi Martinez, qui a organisé le rapatriement de sa dépouille au Sénégal.
Ibrahima Samba Diallo avait 24 ans. Après un long voyage, le jeune Sénégalais avait réussi à atteindre l’Espagne. Mais son but, c’était d’aller en France. Restait donc un dernier obstacle à franchir : la Bidassoa, qui sépare le Pays basque Sud (Espagne) du Pays basque Nord (France). N’importe quelle personne blanche aurait pu passer tranquillement par les ponts, mais pour les voyageurs noirs de peau, c’était impossible. Ces dernières années, les contrôles au faciès sont quotidiens à la frontière. En cet hiver 2022, ils étaient même systématiques, de jour comme de nuit. Alors, avec deux compagnons de route, Ibrahima Samba Diallo a tenté de traverser la rivière. Il y est resté.
Au total, neuf personnes sont mortes à la frontière basque depuis 2021. Trois Algériens ont été percutés par un train. Un Érythréen s’est suicidé au bord du fleuve. Cinq autres jeunes Africains se sont noyés dans la Bidassoa, dont Ibrahima Samba Diallo.
À l’échelle de l’histoire, ces drames n’ont rien d’inédit : dans les années 1960, c’était des « clandestins portugais » (comme les qualifiait à l’époque le quotidien Sud-Ouest) qui mourraient dans le fleuve frontalier. Mais la mémoire de ces noyades s’est estompée. Alors, « quand il y a eu les premiers morts, en 2021, ça a beaucoup choqué ici », se remémore Lutxi Bortayrou, de l’association Diakité, qui participe à l’accueil des exilé·es en transit à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).
« C’est pas les migrants qui doivent mourir, ce sont les frontières qui doivent s’ouvrir », clament les manifestant·es. Ce dimanche 26 janvier, sur le pont Santiago, qui relie Irún (Espagne) à Hendaye (France) au-dessus de la Bidassoa, les slogans fusent en français et en espagnol, mais surtout en basque : « Euskal Herria harrera herria » ; « Muga guztiak apurtu ». En VF ? « Le Pays basque est un pays d’accueil » et il faut « briser toutes les frontières ».
L’objet de la manifestation : soutenir sept militant·es poursuivi·es par la justice française pour « aide à l’entrée » sur le territoire d’étrangers en situation irrégulière. Puisque ce délit aurait été commis en bande organisée, les prévenu·es risquent dix ans de prison.
L’affaire remonte au 14 mars 2024. Ce jour-là, 36 personnes migrantes saisissent l’occasion d’une course pédestre transfrontalière pour pénétrer en France au milieu de la foule. Vêtu·es des mêmes chasubles que les autres participant·es à la Korrika, un événement sportif pour la promotion de la langue basque, les exilé·es parviennent à traverser le pont Santiago sans se faire contrôler par la police. Côté français, des militant·es les attendent pour les conduire en voiture jusqu’au centre d’accueil temporaire Pausa, à Bayonne.
Quelques jours plus tard, une vingtaine d’associations, de syndicats et de partis politiques de gauche convoquent une conférence de presse. Ils assument publiquement d’avoir « accompagné sur le pont Santiago » les 36 exilé·es qui avaient choisi de passer la frontière : « Par cet acte de désobéissance civile, nous avons garanti à ces personnes une arrivée sécurisée jusqu’à Bayonne. »
Six mois après, le 2 octobre 2024, sept militant·es ayant participé à l’action sont placé·es en garde à vue puis convoqué·es au tribunal. Prévu le 28 janvier, leur procès a finalement été reporté au 7 octobre prochain. En soutien, plus de 3 500 personnes et 80 organisations ont signé un acte symbolique d’auto-inculpation par lequel elles assument avoir elles-mêmes « participé à cette solidarité entre Irún et Bayonne pour accompagner » les exilé·es.
« Nous vous accusons de construire des murs et pas des ponts »
Cette campagne de contre-offensive politico-médiatique est intitulée « J’accuse », en référence à la formule d’Émile Zola pendant l’affaire Dreyfus. Il s’agit de retourner la culpabilité à l’encontre de la France et de l’Europe forteresse : « Nous vous accusons de ne pas respecter les droits fondamentaux des migrants. D’être les responsables de tous ces morts en mer. De construire des murs et pas des ponts », résume Amaia Fontang, porte-parole de la fédération pour l’accueil des migrant·es Etorkinekin Diakité.

Parmi les sept prévenu·es, il y a Eñaut Aramendi. Militant abertzale (pour l’émancipation du peuple basque), ce syndicaliste attend le procès avec la sérénité de ceux qui savent pour quoi ils se battent : « Pour nous, la frontière n’existe pas. Ici, personne ne la voit. Quand on était gosses, oui, il y avait des contrôles aux frontières. Puis ça a disparu. Mais ces dernières années, ces contrôles sont revenus. C’est comme si on avait reculé de vingt ans, sauf que ça ne change pas grand-chose pour les Blancs. Si on est blanc, on passe. Mais si on est noir, on a de fortes chances de subir un contrôle. On a remis les frontières, mais que pour les Noirs. »
« Ce qui nous rassemble, que l’on soit indépendantiste, autonomiste, nationaliste, basque, français ou espagnol, c’est le droit à la libre circulation pour tout le monde »
Permanent du syndicat LAB (Commissions ouvrières abertzale), Eñaut Aramendi va plus loin : « Si demain, la justice dit que j’ai convoyé 50 personnes en conduisant un bus d’Irún à Hendaye, je répondrai : “Oui, j’ai transporté 50 personnes d’Irún à Hendaye. Mais à quel moment j’ai passé une frontière ?” Ça, c’est mon point de vue de militant indépendantiste : la frontière imposée par l’État français et l’État espagnol, je ne la reconnais pas. Donc, me dire que j’ai commis un délit en passant une frontière qui n’existe pas, d’un point de vue politique, ce n’est pas acceptable pour moi. »
Mais l’activiste précise : « La campagne “J’accuse” n’a pas été créée autour de ça, parce qu’on n’est pas forcément tous d’accord sur cette vision-là. Mais ce qui nous rassemble, que l’on soit indépendantiste, autonomiste, nationaliste, basque, français ou espagnol, c’est le droit à la libre circulation pour tout le monde. Et la condamnation des politiques migratoires. »

Chose curieuse : au Pays basque, même les élus macronistes œuvrent (un peu) à l’accueil des migrant·es. Le centre Pausa, qui a hébergé plus de 35 000 personnes au total depuis son ouverture à Bayonne en 2019, est intégralement financé par la Communauté d’agglomération du Pays basque (CAPB), présidée par Jean-René Etchegaray, le maire (Renaissance) de Bayonne. Mieux, la CAPB a intenté un procès à l’État pour le forcer à prendre le relais financièrement. En comparaison, à Briançon, dans les Hautes-Alpes, depuis que la mairie est passée aux mains des Républicains, c’est la société civile toute seule qui a dû ouvrir et financer un centre d’accueil, avant de tenter (sans succès) de contraindre l’État à prendre ses responsabilités.
« Le Pays basque a toujours été une terre d’accueil et de passage »
Alors, comment expliquer ce volontarisme basque, à contre-courant des modes réactionnaires du moment ? C’est peut-être déjà que l’extrême droite pèse moins ici qu’ailleurs : pour l’instant, elle n’a aucun élu au Pays basque, pas même le moindre conseiller municipal. « De la droite à l’extrême gauche, il y a un consensus chez les élus, qui considèrent que c’est normal de financer ce centre », observe Amaia Fontang, de la fédération Etorkinekin Diakité.
Au-delà de ça, la force du mouvement basque de soutien aux exilé·es de passage puiserait ses racines dans une longue histoire de contrebande et de bras ouverts aux réfugié·es, notamment celles et ceux qui fuyaient le franquisme. « Le Pays basque a toujours été une terre d’accueil et de passage, résume le député Peio Dufau, membre du parti autonomiste de gauche Euskal Herria Bai (« Pays basque oui »), élu en juin dernier sous l’étiquette du Nouveau Front populaire. Mon arrière-grand-mère aidait les gens qui fuyaient la dictature de Salazar au Portugal. Elle leur donnait à manger la nuit quand ils sortaient pour reprendre leur marche vers une terre un peu meilleure. Aujourd’hui on assiste à la même chose : des gens fuient un quotidien invivable pour essayer de trouver mieux. En tant que Basques, on est bien placés pour le comprendre, puisque dans le passé, beaucoup de [nos ancêtres] sont partis vivre en Amérique pour fuir la misère qu’il y avait chez nous. »
Au sommaire du dossier « Vive l’immigration ! »
• Vive l’immigration ! – Dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, il ne suffit pas de dénoncer les idées et les valeurs de l’extrême droite, il faut aussi faire valoir les nôtres. Alors on le répète : vive l’immigration ! Et vive les étrangers, vive les brûleuses de frontières et les passe-murailles...
• Au Pays basque, « la frontière n’existe pas » – Face aux contrôles frontaliers discriminatoires qui poussent les exilé·es à se mettre en danger, les luttes pour la liberté de circulation au Pays basque assument une opposition frontale à l’État. En toile de fond, des convictions indépendantistes qui ne reconnaissent aucune légitimité à la frontière franco-espagnole. Reportage.
• « Je ne suis pas un rocher planté quelque part » – Dans son film La Langue du feu, Tarek Sami raconte l’exil d’un point de vue intime. Parmi les visages éclairés dans la nuit d’un monde qui ne tourne pas rond, il y a celui de Noureddine, son frère, parti vivre en Afrique du Sud. Entretien croisé autour de la nécessité du mouvement, loin des murs érigés par l’Occident.
• « La liberté de circulation est un impératif d’égalité » – À l’heure où la droite repart à l’assaut du droit du sol, il est urgent de rappeler que les droits de chacun·e ne devraient pas être corrélés à la nationalité. On en parle avec deux juristes du Gisti, le Groupe d’information et de soutien des immigré·es.
• Face à la submersion raciste, rangeons les calculettes ! – Pour réfuter le fantasme de « submersion » migratoire de François Bayrou, un argument a été très largement mobilisé chez ses détracteurs : le Premier ministre ment, la part de migrants dans la population française reste faible. Un positionnement stérile qui enferme les questions de migration sur le seul terrain du contrôle et de la régulation.
• Mineurs non accompagnés : l’avenir se projette à Marseille – En France, les mineurs non accompagnés (MNA) sont censés avoir les mêmes droits que les enfants de nationalité française. Le non-respect du devoir de protection de la part des institutions (logement, scolarité) les pousse à créer leurs propres espaces de socialisation et de solidarité pour imaginer un avenir viable. Rencontre avec quelques MNA marseillais, qui comme tous les mômes débordent d’aspirations pour crever l’horizon.
• « Le régime colonial est un régime de contrôle des déplacements » Dans les discours politico-médiatiques dominants, le passé colonial et impérialiste de la France est soit glorifié soit relégué aux oubliettes… Pourtant, le traitement de la question migratoire lui est profondément lié.
Cet article a été publié dans
CQFD n°239 (mars 2025)
Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.
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Paru dans CQFD n°239 (mars 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
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Illustré par Clair Rivière
Mis en ligne le 07.03.2025
Dans CQFD n°239 (mars 2025)
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