Les arts se rebiffent
Culture : pass et impasses
Après un premier coup d’envoi à la Friche de la Belle de Mai en début de mois, la seconde Assemblée générale de la Culture s’est tenue le 19 février dernier, au théâtre national de la Criée de Marseille. Le gel de la part collective du pass Culture, imposé fin janvier lors du vote du budget de l’État, a réveillé les consciences des acteur·ices du secteur. Dans cette ancienne halle aux poissons jadis vendus « à la criée », 400 personnes se sont rassemblées, chargées de colère et d’inquiétude pour l’avenir de leur boulot : des techniciennes aux comédiens, des guichetiers aux illustratrices, et bon nombre d’artistes-auteur·es.
De notre côté, on est autant venues couvrir l’événement qu’y participer : journalistes, précaires comme les autres, on totalise à nous deux quatre statuts et presque deux Smics. Dans cette AG, ça n’étonne personne. Les statuts s’entremêlent et se cumulent : pour un même métier, on peut être intermittent, chômeuse, auteur, auto-entrepreneuse, prof ou salariée. Et pour les représenter, une myriade de syndicats divisés en sous-sous-branches sectorielles. Lassé·es de défendre des miettes d’emplois précaires, les travailleurs et travailleuses de l’AG Culture ont décidé de penser mots d’ordre communs, statut global et grève générale. Vu le morcellement du secteur, le défi est de taille.
« Les restrictions budgétaires sont un thème sur lequel on travaille depuis des mois, mais la suspension de la part collective du pass Culture a agi comme une étincelle » explique Magali, déléguée régionale du SFA-CGT, syndicat des artistes-interprètes. Utilisée par les établissements scolaires pour financer des projets culturels et permettre aux élèves d’accéder à une diversité d’activités artistiques, le pass Culture est également vital pour les acteur·es de la culture qui en dépendent pour trouver du travail. Mais en janvier dernier, dans un contexte budgétaire tendu et sous la pression de Bercy, le ministère de l’Éducation rabote son budget de 97 à 72 millions d’euros. Sauf que sur cette somme, 62 millions sont bloqués entre les dépenses déjà engagées et l’argent mis en réserve pour la rentrée 2025. Restent donc 10 millions sur lesquels se ruer pour assurer les besoins des établissements et leurs partenaires culturels. La panique.
« Les attaques contre le RSA peuvent sembler lointaines, mais beaucoup parmi nous dépendent des minima sociaux pour combler leurs maigres contrats »
Louis, artiste-auteur et photographe depuis 20 ans, s’est fait sucrer un de ses projets prévu en établissement scolaire. « Le 27 janvier, le prof avec qui je collaborais m’a appelé en catastrophe pour m’informer que le pass Culture allait être gelé. J’ai dû poster mon offre sur la plateforme en urgence, mais le lendemain, quand il a tenté de se connecter pour l’approuver, il y avait tellement d’activité sur le site, qu’il a planté. » Résultat ? 25 heures d’ateliers et 3 000 euros de revenus sous le nez. « Le pire c’est que l’inscription m’a pris des mois, et pile quand je commence à m’acclimater au dispositif, boum, c’est annulé. C’est ça qui est exaspérant : en 2022 l’État a mis cette grosse machine en place, qu’on a tous un peu galéré à s’approprier, et finalement, à peine quelques années plus tard, ça prend l’eau. » Pour Léo, prof dans un lycée des quartiers Nord de Marseille, même expérience : « Ça faisait un ou deux mois que j’étais en relation avec une asso pour faire des courts-métrages avec mes élèves en avril et mai. Le proviseur avait donné son accord de principe, on devait juste organiser une réunion entre tous les partenaires pour finaliser. » Puis il a dû annoncer à ses élèves que le projet était annulé : « Ils étaient dégoûtés. Moi aussi. Surtout que j’avais bossé en amont pour tout préparer. Et dans l’établissement, personne n’a réagi : il y avait une sorte de résignation. »
Lors de l’AG au théâtre de la Criée, pour tous·tes, il est temps de réagir. Rapidement, les échanges vont bien au-delà du pass Culture. « Dès l’annonce des réductions budgétaires de l’État pour 2025, il était clair que nous serions la variable d’ajustement, affirme Magali. L’ennui c’est qu’on ne le voit pas tout de suite. Nos métiers sont tellement fragmentés que quand on parle de milliards en moins dans tel ou tel ministère, ça paraît abstrait. Par exemple, les attaques contre le RSA peuvent sembler lointaines, mais en réalité, beaucoup parmi nous dépendent des minima sociaux pour combler leurs maigres contrats. » Elle évoque aussi la réduction des dotations aux collectivités territoriales, qui a déjà entraîné des coupes dans les budgets culturels régionaux (Pays de la Loire en tête, avec moins 28 % sur le fonctionnement par rapport à 2024) et départementaux (moins 48 % dans l’Hérault). « Nos professions sont tellement faites de bouts de chandelles grappillés çà et là que toute restriction budgétaire finit par nous affecter ! »
À force d’attaques tous azimuts de l’État, la conscience des professionnel·les de la culture d’appartenir à un même secteur s’aiguise.
De son côté, Cédric, délégué régional du SPIAC, la branche audiovisuelle et cinéma de la CGT, et cadreur intermittent chez France Télévisions, évoque la baisse de 80 millions d’euros dans l’audiovisuel public. « Et encore ! Rachida Dati visait 100 millions ! » fustige-t-il, avant de rappeler qu’une réforme de l’audiovisuel public devrait être menée à son terme avant l’été : « Leur idée est de regrouper France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’Institut national de l’audiovisuel en une seule et même holding : “France Médias”. En gros, ce que la BBC a fait il y a quelques années, avant d’en revenir. » La raison invoquée ? « Perte de créativité, de forces vives et d’indépendance. » « Leur logique est seulement celle de l’économie. Des postes vont être supprimés sous prétexte de faire doublons, alors que la radio et l’audiovisuel sont deux secteurs bien distincts. Ce n’est pas pour rien qu’il y a deux conventions collectives différentes ! »
Le problème, dans la culture, c’est que le travail est pour certain·es considéré comme une prestation (auto-entreprenariat), pour d’autres, il est reconnu à coup de « cachets », soit le nombre d’heures supposées qui ont permis sa réalisation (intermittence). Parfois, il est rémunéré par un 35 heures salariées, et pour d’autres encore, c’est la vente de son produit (l’« œuvre ») qui est censée payer le travailleur·euses (artistes-auteur·es). Mais à force d’attaques tous azimuts de l’État, la conscience des professionnel·les de la culture d’appartenir à un même secteur s’aiguise. À l’AG marseillaise, la nécessité de revendiquer un modèle commun pour tous·tes gagne les discussions. Est notamment évoquée la proposition de loi de la députée Soumya Bourouaha (GDR) qui vise à intégrer les artistes-auteur·es ayant dégagé un revenu annuel équivalent à 300 heures Smic dans l’assurance-chômage. L’idée s’inspire de la « sécurité sociale de la culture », portée par Réseau salariat et issue des travaux des communistes sur la Sécurité sociale d’après 1945. Il s’agit de « faire sortir la culture du marché capitaliste, comme c’est déjà le cas pour le soin ou les retraites ». Et donc de la rendre accessible à tous. Comment la financer ? Rien de très révolutionnaire : via une caisse de cotisations sociales interprofessionnelles qui serait redistribuée en salaires pour tous ses travailleur·euses. Aurélien Catin, l’un des défenseurs de la sécu sociale de la culture, explique : « Il s’agit de faire du salaire la condition de la production [artistique] et non sa contrepartie. » Un modèle proche de l’intermittence, qu’il s’agirait d’automatiser pour tous les secteurs, et dont les conditions d’accès seraient revues.
Mais pour porter des revendications communes, les travailleur·euses doivent s’organiser. « À la CGT, on propose de faire des États généraux de la culture. D’autant que le RN monte et qu’il a une idée bien précise de ce que celle-ci doit être. Il faut donc que nous aussi nous en défendions une ! » affirme Magali, tout en précisant : « On ne demande surtout pas au gouvernement de l’organiser ! Il s’agit de nous retrouver entre nous, à la limite avec les employeur·euses, pour nous auto-organiser. » Ces dernières semaines, c’est donc tout un secteur qui se mobilise pour reprendre en main son travail, formuler ses conditions et les imposer par la grève, qui débutera le 20 mars prochain. Force à eux ! Force à nous !
Cet article a été publié dans
CQFD n°239 (mars 2025)
Dans ce numéro, un dossier « Vive l’immigration ! » qui donne la parole à des partisan·es de la liberté de circulation, exilé·es comme accueillant·es. Parce que dans la grande bataille pour l’hégémonie culturelle, à l’heure où les fascistes et les xénophobes ont le vent en poupe, il ne suffit pas de dénoncer leurs valeurs et leurs idées, il faut aussi faire valoir les nôtres. Hors dossier, on s’intéresse aux mobilisations du secteur de la culture contre l’asphyxie financière et aux manifestations de la jeunesse de Serbie contre la corruption.
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Paru dans CQFD n°239 (mars 2025)
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Illustré par Colloghan
Mis en ligne le 21.03.2025
Dans CQFD n°239 (mars 2025)
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