Faire trembler les puissants

Nicolas Framont : « Quand la peur change de camp, le rapport de force devient favorable »

Dans son dernier ouvrage Saint Luigi, Nicolas Framont repose la question de la violence en politique à partir d’une réflexion sur l’affaire Luigi Mangione aux États-Unis. Pas d’appel à tuer des PDG ni à manger des riches, mais une invitation au débordement, par la base, de nos orgas mortifères.

Comment répondre à la violence du capitalisme ? C’est la question que se pose Nicolas Framont, dans son récent ouvrage Saint Luigi (Les liens qui libèrent, 2025). Pour répondre, l’auteur revient sur l’affaire Mangione : le 4 décembre 2024, à New York, Brian Thompson, PDG de UnitedHealthCare (UHC), est abattu alors qu’il se rend à l’assemblée générale des actionnaires de son entreprise. L’assassin présumé s’appelle Luigi Mangione : un jeune homme d’une banalité désarmante, que rien ne semblait conduire à un tel geste. Brian Thompson, lui, n’est pas le dirigeant de n’importe quelle entreprise : 29 millions d’Américains dépendent de son bon vouloir pour le remboursement de leurs soins et ces dernières années, l’assureur privé s’est spécialisé dans les refus de prise en charge. Les jours qui suivent l’assassinat, vent de panique parmi la bourgeoisie américaine : certaines grosses boîtes tiennent leurs assemblées d’actionnaires en distanciel, d’autres retirent les photos de leurs dirigeants sur leurs sites. Partant de là, Nicolas Framont entreprend une réflexion sur le recours à la force et à la menace dans la lutte des classes. On ne lui a pas fait l’offense de lui demander s’il condamnait les violences, mais plutôt quelles leçons il tirait de cet événement. Entretien.

Tu dis que la lutte des classes est une lutte des corps. Mais tu expliques aussi que dans l’arène sociale, les corps bourgeois ont tendance à se dérober. Peux-tu préciser cette pensée ?

« Le 10 septembre a suffi à réactiver le traumatisme des Gilets jaunes au sein de la classe bourgeoise »

« Dans l’éducation de la grande bourgeoisie, il y a une véritable injonction à l’effacement du corps. Je l’ai appris malgré moi, lorsqu’étudiant, en vacances chez les parents d’une amie issue d’un milieu très aisé, j’ai eu la spontanéité de lâcher un “bon appétit” avant un repas. Selon mes hôtes, la formule était un rappel trop cru de l’acte de manger. Ce jour-là, j’ai réalisé que beaucoup de codes de la bienséance bourgeoise visaient en fait à éclipser tout ce qui trahit les nécessités du corps. Cela s’observe aussi dans l’habillement avec le port du très sobre et inconfortable costard-cravate. Ces codes sont un héritage de l’aristocratie d’antan, que la grande bourgeoisie actuelle reprend à son compte. Mais ils sont surtout la manifestation, à un niveau individuel, d’un escamotage à plus grande échelle : celui de l’invisibilisation du corps social bourgeois et de sa domination de classe. »

Justement, l’affaire Mangione fait brutalement éclater cette vérité au grand jour. Elle rappelle également que les bourgeois ont un corps, et qu’ils peuvent mourir. Cette mise à nu les terrorise. Quel rôle cette peur peut-elle jouer dans l’instauration d’un rapport de force ?

« Je ne considère pas le meurtre comme une option stratégique pour gagner contre la classe bourgeoise. Mais le fait de susciter la peur, oui. Dans mon livre, je décris plusieurs moments où la menace de la violence dans l’histoire a eu pour effet de faire avancer nos intérêts. En 2017 par exemple, des ouvriers de l’usine GM&S menacée de fermeture y ont eu recours pour peser sur les négociations. En fixant un dispositif explosif sur une immense cuve de gaz barrée d’un “on va tout faire péter”, et en allumant des feux de pneus autour du site pour donner l’impression qu’il brûlait, ils ont réussi à effrayer directions, journalistes et autorités réunis. La supercherie était spectaculaire, mais elle a fonctionné ! L’usine n’a pas fermé.

J’en conclus que quand la peur change de camp, le rapport de force devient favorable. On l’a encore vu cette rentrée, lorsque Bayrou s’est autosaboté : la simple menace d’un mouvement social le 10 septembre a suffi à réactiver le traumatisme des Gilets jaunes au sein de la classe bourgeoise. »

Tu cites les Gilets jaunes, mais pas le mouvement contre la réforme des retraites de 2023, pourtant massif. Dans ton livre, tu rappelles qu’aujourd’hui tous les modes d’action du répertoire radical ont été abandonnés. C’est ce qui fait que la bourgeoisie n’a plus peur ?

« Ce qui effraie vraiment, c’est l’imprévisibilité »

« Lorsqu’un mouvement social est piloté par les centrales syndicales, les interlocuteurs sont identifiés, les parcours des manifestations négociés à l’avance et la grève reconduite – au mieux – dix jours plus tard. La bourgeoisie peut cocher les dates sur son calendrier, adapter la production et se frotter les mains en pensant aux journées de salaire économisées.

Ce qui effraie vraiment, c’est l’imprévisibilité. Tout comme les Gilets jaunes, le 10 septembre était insaisissable : personne ne savait ce que nous allions faire, nous-même, nous ne le savions pas ! Les médias tentaient désespérément d’analyser la situation, tandis que Retailleau prévoyait de mobiliser un nombre de flics aberrant sur le terrain. Le jour J, nous étions moins nombreux que pendant la réforme des retraites. Pourtant la peur était bien là. Celle-ci ne tient donc pas nécessairement au nombre, mais à la capacité de nuisances potentielles : des manifestations ritualisées tous les quinze jours n’en présentent quasiment aucune. »

On comprend que, quand les classes laborieuses usent de menaces et se rendent imprévisibles, elles ont de meilleures chances de gagner. Comment expliques-tu que cette stratégie ne soit pas davantage du goût des syndicats et des partis ?

« Ces organisations ont fait émerger une petite caste de professionnels de l’action revendicative. Qu’ils officient dans le syndicalisme ou la politique, ces gens prétendent maîtriser la “science” du rapport de force. Ils fréquentent le pouvoir, ses hautes sphères et finissent par en tirer une certaine fierté. Leurs structures leur offrent des trajectoires professionnelles et une place dans l’ordre existant. Ils déclarent vouloir changer la société, mais un mouvement insurrectionnel, par définition incontrôlable, pourrait menacer leurs carrières. D’où leur préférence pour des stratégies compatibles avec le statu quo. »

Depuis le début de l’entretien, on parle de radicalité en un sens collectif. L’acte présumé de Luigi Mangione, lui, relève de l’initiative individuelle. Dans ton livre, tu dis que Lénine n’aurait sans doute pas été très emballé par cette affaire : il y aurait vu un acte sacrificiel, détaché de toute dynamique collective d’émancipation. Mais tu ne retiens pas complètement cet argument. Pourquoi ?

« Mon propos n’est pas de faire passer l’assassinat d’un PDG pour une solution. D’abord, c’est moralement catastrophique. Et puis je pense que le terrorisme d’extrême gauche n’a globalement jamais vraiment donné grand-chose. Mon point est ailleurs : je cherche à comprendre ce qui, dans un geste individuel, peut produire des effets collectifs. Dans l’affaire Mangione, l’acte a fabriqué une icône populaire. Ce n’est pas rien : une culture collective a besoin d’images, d’exemples qui donnent envie de se battre. Cela ne signifie pas que l’on souhaite imiter l’acte, mais plutôt que celui-ci met en lumière un problème – ici, le système de santé américain – et la nécessité de hausser le ton. C’est vrai pour de nombreuses luttes : dans les années 1950 par exemple, quand Rosa Parks a refusé de céder sa place à un passager blanc dans un bus soumis à la ségrégation raciale, son acte, isolé, a eu des effets collectifs considérables.

« Si une personne lambda peut commettre un acte aussi inattendu, alors l’ordre des choses n’est plus entièrement verrouillé »

Selon moi, Luigi Mangione est devenu une icône populaire, parce qu’il est un jeune homme ordinaire, sans véritable ancrage idéologique. Il incarne une forme de banalité et c’est précisément ce qui facilite l’identification. S’il s’agissait d’un militant d’extrême gauche bardé de lectures marxistes, il n’aurait sans doute pas suscité la même sympathie. Sa banalité confrontée à l’extraordinaire du geste a produit un effet de rupture – un “bug dans la matrice”. Si une personne lambda peut commettre un acte aussi inattendu, alors l’ordre des choses n’est plus entièrement verrouillé. L’histoire peut encore dévier. »

Est-ce que tu sous-entends que la gauche intello agace un peu tout le monde ?

« J’ai l’impression qu’il y a comme une fracture croissante. La production de la pensée critique est de plus en plus accaparée par l’université, comme s’il y avait une division du travail entre ceux qui pensent et ceux qui agissent. Ça énerve tout le monde. D’où, je crois, ce désir du primat de l’action et ce détachement vis-à-vis d’une forme d’avant-garde éclairée. On l’a nettement vu à l’époque des Gilets jaunes. Ce mouvement était à l’opposé des rigidités doctrinales, des représentants qui parlent une langue morte et de leur répertoire folklorique d’actions. C’est aussi ce que j’ai perçu du 10 septembre : dans les AG, on ne prenait même plus le temps d’exposer les raisons de la colère, seuls les meilleurs moyens de tout bloquer étaient à l’ordre du jour. »

Propos recueillis par Gaëlle Desnos

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CQFD n°245 (octobre 2025)

Ce numéro d’octobre revient, dans un grand dossier spécial, sur le mouvement Bloquons tout et les différentes mobilisations du mois de septembre. Reportages dans les manifestations, sur les piquets de grève, et analyses des moyens d’actions. Le sociologue Nicolas Framont et l’homme politique Olivier Besancenot nous livrent également leur vision de la lutte. Hors dossier, on débunk le discours autour de la dette française, on rencontre les soignant•es en grève de la prison des Baumettes et une journaliste-chômeuse nous raconte les dernières inventions pétées de France Travail.

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