Dossier « Le travail mort vivant »
Vigile à Marseille : « Le pire des boulots ingrats »
« Quand je suis arrivé à Marseille en 2003, je me suis installé dans un hôtel meublé en plein quartier de Noailles, comme le font tous les sans-papiers qui débarquent dans cette ville. Deux jours après, j’ai commencé à vendre des cigarettes de contrebande. En fait, j’avais déjà fait un stage d’un an à Palerme, dans cette même “branche d’activité”. On se lève le matin, on va récupérer une partie de la marchandise fournie par un grossiste et stockée dans un endroit sûr, puis on vend quelques paquets autour du marché avant de se faire piquer par les flics. On n’est jamais complètement perdant. Même en enlevant les cartouches confisquées, je pouvais gagner en moyenne 50 euros en trois heures et jusqu’à 300 pour une très bonne journée. La plupart des condés s’en foutaient, et nous faisaient faire des allers-retours au commissariat pour dresser des PV sans suite. D’autres y trouvaient un intérêt et revendaient les clopes pour leur propre compte.
Le plus dur, c’était de te faire balancer par les collègues dans la même situation que toi, alors qu’il y avait de la place pour tout le monde. Un jour, ils ont donné l’adresse de la planque où j’avais stocké 400 cartouches. Là, j’ai été obligé d’aller me mettre au vert à Paris. C’était comme le milieu des toxicos et des dealers, chacun pour soi et aucune solidarité de quartier ou entre clandestins.
J’ai obtenu mes papiers en mai 2010 et, un mois plus tard, j’embauchais comme agent de sécurité dans plusieurs magasins à Marseille, Gardanne, Aubagne. J’avais déjà fait ça au noir à Paris. Quand les Kabyles arrivent sans papiers dans la capitale, ils débutent souvent dans la sécurité parce qu’il y a des connexions, par exemple, entre les gens d’un même village. J’ai fait ça pendant deux ans d’affilée à Marseille et c’est le pire des boulots ingrats que j’ai faits dans ma vie. Les responsables de magasin ou de secteur à qui la direction met une pression énorme se défoulent sur toi à la moindre occasion. Une douzaine de minots qui font une descente, et tu dois tous les surveiller, tous les fouiller. Ou alors tu dois bloquer l’entrée et les faire entrer un par un. Pendant ce temps-là, les responsables, eux, restent enfermés dans leurs bureaux. Tu as beau leur expliquer qu’il vaudrait mieux les laisser taper une canette ou un peu de bouffe plutôt qu’ils reviennent avec des cutters pour éventrer des rayons entiers, rien à faire.
Un jour, un agent s’est embrouillé avec une femme qu’il soupçonnait d’avoir planqué de la marchandise dans son sac. Il le lui arrache et emporte avec un morceau de sa robe. Le soir, le type s’est fait poignarder et il est parti se faire recoudre aux urgences. Un autre jour où j’étais de service, une équipe de sept à huit minots essayent de sortir un Caddie chargé jusqu’à la gueule. Je leur dis qu’il ne faut quand même pas me prendre pour un con, que je ne peux pas les laisser partir comme ça parce que tout est filmé et que je vais perdre mon boulot. Le soir, ils reviennent m’attendre à la sortie et je dois appeler un pote pour qu’il passe m’exfiltrer avec sa bagnole. Et puis, au quotidien, il y a tous ces mecs qui me disent tout bas de bien faire attention à moi, de pas trop faire chier. Il y a toutes ces femmes qui me draguent ouvertement, me demandant d’être aussi gentil avec elle que mon collègue. Là-dedans, rien ne t’appartient, tu bosses 35 heures au Smic et tu dois risquer ta peau ou te comporter comme un salaud pour une tablette de chocolat ! Il existe même des primes de 10 à 20 euros par personne que tu chopes en train de chouraver la tablette en question !
Quand j’étais convoqué dans les bureaux pour un oui ou pour un non, je préférais me boucher les oreilles, sinon j’aurais fini par en allumer un. J’entends encore ce chef de secteur me demander de faire bouger un “Roumain” de l’entrée du magasin et se foutre de moi parce que je n’en avais pas profité pour casser la gueule au mendiant. En plus, je suis sûr que beaucoup de ces types organisaient des agressions ou des braquages bidon pour expliquer qu’un camion n’arrivait jamais à destination ou qu’un autre arrivait mais avec la moitié de son chargement.
L’autre facette du boulot consistait à surveiller les employés. Surtout les personnes aux caisses pour qu’elles payent tout ce qu’elles prenaient à bouffer dans le magasin. Tout est organisé pour que tout le monde se méfie de tout le monde. Un gars qui s’occupait du rayon fruits et légumes dans un magasin s’est fait virer après avoir été dénoncé par le vigile en place. Tout ça parce que le soir, il chargeait son coffre avec les produits les plus défraîchis.
Heureusement, on pouvait se créer quelques avantages pour tenir le coup. Mais il fallait faire très attention. Plusieurs fois, j’ai invité des potes dans la dèche pour qu’ils viennent remplir discrètement un sac à dos. On a aussi partagé avec les employés à qui je faisais confiance les barquettes de viande qui allaient se périmer. Quand je voyais quelqu’un taper dans les alcools forts, je le prenais dans un coin et je récupérais les bouteilles avant de le laisser partir pour tenter sa chance ailleurs. On a passé comme ça quelques bonnes soirées aux frais de la grande distribution. Une seule fois, j’ai sorti des cartons d’excellent pinard pour les charger dans le coffre d’un pote. Dans un des magasins du centre-ville, je m’entendais bien avec le responsable et on s’était mis d’accord pour laisser tranquilles les vieux qui venaient taxer le dimanche matin. Mais il fallait tout le temps faire gaffe. Après mon licenciement, il y a eu une série de braquages dans les magasins où j’avais bossé. Pendant un bon moment, j’ai eu la trouille de voir les flics défoncer ma porte.
Un conseil : si vous voulez apprendre une vie de merde dans un monde de bêtes féroces, devenez agent de sécurité ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°147 (octobre 2016)
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Paru dans CQFD n°147 (octobre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 28.05.2019
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