Marseille Quartiers Nord : « Sortir de la Casté »
Une galerie-restaurant située rue de la Joliette à Marseille, dans le quartier réhabilité de la République. Un homme, la soixantaine, s’approche de Nani. Il vient d’acquérir une photographie et compte bien lui dire ce qu’il en pense. « Même si tu oublies, parce que tu vas oublier, je vais te dire ce que je pense de cette image : tu l’as faite par hasard. Continue à travailler par hasard. Dans la perspective, le cadre, le grain, on passe d’éléments réels à l’Irréel. Ce qui fait que la photo est esthétique, je dirais même esthétisante, c’est qu’on n’est ni dans le réel, ni dans l’irréalité totale. Ta photo permet à quelqu’un d’autre de mettre sa part d’imaginaire dans l’image, il y a un rapport d’émotion qui se crée. Elle est vachement réussie. Continue comme ça. » Combien l’a-t-il achetée ? « 150 euros. J’ai 67 ans. Je suis amateur de photographie et je suis abonné au gaz et à l’électricité. »
Je demande à Nani ce que ça lui fait d’être acheté, et ce qu’il pense de ce que lui a dit l’abonné. « Je suis content, je suis ému. C’est un compliment. C’est étonnant de payer 150 euros pour une photo, non ? Ça donne envie de continuer. Quand j’ai commencé l’atelier, Teddy, c’était le premier photographe que je voyais. À part toi, quand tu nous as photographiés au collège ! Tout le monde peut faire des photos, c’est facile. » Nani regarde autour de lui, satisfait. « Avec le groupe, on est monté à Paris, dans un journal, pour participer un peu à leur travail. La rédaction est dans un ancien parking. On a assisté à une réunion. Les gens sont bizarres et sympas à la fois. Mais c’est trop de travail, ça me plairait pas trop de le faire. Moi je suis en seconde électricité au lycée pro de Saint-Henri, j’ai 15 ans, et j’ai pas envie d’en faire mon métier. Mais la photo, ça nous a permis de donner une autre image du quartier, d’être un peu positifs, de montrer la vie, les loisirs, le quotidien de chez nous. »
Une autre photographie, réalisée par Oussam, est accrochée un peu plus loin. Elle représente un arbre en grand format. Elle est quasiment monochrome, très simple. « C’est un arbre de la Casté. C’est le plus grand. Il est très penché en vérité. Mais je l’ai remis droit, il était trop penché. C’est gênant trop penché, on a peur qu’il tombe. » Ce cliché a été pris au début de l’atelier, il y a un an environ, avant que les jeunes ne se soient rapprochés petit à petit des habitants, alors qu’ils se situaient encore dans la description formelle de leur quartier. « La photo c’est simple à maîtriser, c’est sûr que je vais continuer. Mais je suis en cinquième, j’ai 13 ans, et je ne sais pas encore ce que je veux faire. J’aurais peur de ne pas gagner assez de sous pour voyager, parce que je veux aller partout. Les photos, on n’est jamais sûr que quelqu’un nous les achète. »
Quelqu’un invective Nani au milieu de la salle : « Eh Nani, tu as vendu deux photos, c’est les Kabyles qui achètent, ou quoi ? » Nani rougit, gêné. En ce soir de vernissage, certains ont vendu des images, plusieurs parfois, et d’autres pas. Ils essaient de savoir qui, laquelle, par qui, et pourquoi. Que feront-ils de cet argent ? Ils ne savent pas encore.
Nabaoui est éducateur au centre social de la Castellane, il accompagne les jeunes ce soir-là. « Teddy, c’est le premier photographe à venir, on n’avait jamais fait ça avant. […] C’est valorisant et bénéfique. Les minots voient le résultat du travail accompli. Nous, on donne une vraie image du quartier. Il peut ne pas s’y passer grand-chose. C’est vrai que c’était plus vivant avant, mais aujourd’hui, c’est cette réalité que les gamins affrontent. Avec le trafic, tout est plus compliqué – mais c’est la Casté telle qu’elle est. Ils en sont fiers, fiers de la faire descendre en centre-ville et de la montrer à Paris. Ces images, ce sont les leurs, leurs couleurs, leurs lumières. On a fait un travail, et il n’est pas destiné qu’au centre, il voyage, il a une vie. »
Un photographe professionnel rôde. « Le premier bénéfice, c’est qu’on prenne conscience que derrière ces murs, il y a des gens qui vivent. Nous, les photographes professionnels, que la presse envoie parfois faire des images dans ces quartiers, on n’y connaît plus personne. J’ai travaillé sur le tournage de Blier en 1993 à la Castellane1, j’y ai photographié Mastroianni. Tout le décor du bar avait été construit sur place, c’est quasiment inenvisageable aujourd’hui. Pourquoi les journaux ne commanderaient pas les photos directement aux jeunes d’ici ? »
Et Teddy de conclure : « C’est bien qu’on soit arrivé jusqu’ici, le lieu est symbolique : en centre-ville, dans une galerie, un lieu d’exposition classique. Les publics sont mélangés, celui du resto, celui du quartier, les plus officiels. L’idée initiale de l’atelier, c’était de documenter le quartier en se servant de ses émotions. Aujourd’hui, on y est arrivé. Le plus drôle, c’est que maintenant les minots tournent en rond, ils veulent sortir du quartier. Tout le monde s’est pris au jeu, eux, moi. On va continuer l’année prochaine et on va sortir de la Casté. »
1 Pour son film Un, deux, trois, soleil.
Cet article a été publié dans
CQFD n°139 (janvier 2016)
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Paru dans CQFD n°139 (janvier 2016)
Dans la rubrique Culture
Par
Illustré par Fayad Mohamed
Mis en ligne le 25.01.2016
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