Théâtre : Toutes des reines

Dans les loges étroites, l’excitation est à son comble. Ça piaille, on piétine plumes, bas et artifices. « Bé, tu t’es maquillée pour Aix ! » Les filles entrent en scène dans une demi-heure, on ne mâche plus ses mots. Carole, tout en douceur, ménage les fortes têtes et reprend les rênes : « On va faire un dernier échauffement. » La troupe se place en cercle au centre de la petite scène du théâtre Vitez. C’est là qu’on bénéficie de la plus belle vue d’ensemble : ces femmes n’ont rien à voir les unes avec les autres, il n’y a que le théâtre qui les unit, et un parler savoureux, mélange d’accent du midi, d’argot et d’espièglerie. Carole : « Mâche du chewing-gum. Mets du son. Petit petit. Grand. » Hurlements libérateurs. « Tire le fil. » Toutes se tiennent droites. On ne peut s’empêcher de penser aux métiers qu’elles exercent dans la vraie vie. Relâchement. On écarte les jambes, genoux fléchis, un dernier cri, mains à plat sur les aines, comme un haka de rugbymen. Les femmes sont prêtes.

Photo de Yohanne Lamoulère.

C’est Lydia qui entre la première dans la lumière. Son personnage, une sorte de madame loyale maquerelle, nous présente ses filles. « BONSOIR ! Pour toi, ce soir, public chéri, vont se produire ici des créatures de rêve… La Femme Foutaise, Paméla Caverne, Olympe de Bourges, Violetta Magica et bien d’autres. Tu peux chausser ton bavoir, public adoré, caler ton cul et frotter tes mirettes, c’est parti pour le show ! » S’ensuit une ode à la libération de la femme, incarnée par une Joséphine Baker de la Busserine – elle y flagelle la réplique colonialiste : « Croyez-vous à la magie ? Pensez-vous possible de faire disparaître une banane sans la toucher ? Voici une banane entière. Tenez, vous pouvez vérifier. Touchez. Je vous en prie. Touchez la banane. » C’est mordant, sexué, radical. Ensuite, une petite page de publicité collective : « Nous sommes toutes des : dingues. Nous sommes toutes des : libertines. Nous sommes toutes des : sorcières. Nous sommes toutes des : hommes. Nous sommes toutes des : guerrières. Nous sommes toutes des : esclaves. Nous sommes toutes des : reines… » Puis vient Ana, juste accompagnée d’un micro sur pied. « J’entre en scène. Je marche sur le rythme lent et cadencé de la musique. Je m’avance. Gauche la hanche. Droite la jambe. J’ondule, je glisse, j’entre délicatement dans la lumière. Ma robe pailletée scintille, mes épaules luisent, les plumes de mon boa frémissent. Tout doucement, sensuelle, je danse. J’avance une jambe. Ma robe longue s’écarte et la fente qui monte le long de ma cuisse s’ouvre. Je ne cache rien. Je me dévoile. […] Je m’offre à vos regards. La pointe de mes cheveux vient se poser sur la cambrure de mes reins, tandis que doucement mes doigts caressent une fermeture Éclair. 7, 8, je libère soudain mes hanches et le tissu tombe à terre. […] La bouche entrouverte sur le rideau blanc de mes dents. Mon souffle m’accompagne. Je suis à demi-nue, juchée sur de hauts escarpins rouges. Je glisse un doigt entre la bretelle et ma peau. Tu me désires et souhaites me voir encore davantage. 3, 4, je me retourne… Oui, c’est ce que je fais tous les samedis. Je t’en bouche un coin, n’est-ce pas ? Comment tu me trouves ? Ce spectacle, je l’ai fait pour toi, pour moi, pour nous. Je me donne, tu me prends ? En vrai, en faux, au naturel, en sophistiqué. C’est si bon d’être une autre avec ce regard que tu portes sur moi. J’en profite. Dans peu de temps, je redeviendrai moi. La simple, pas trop compliquée, dans un contexte normal. Celle que tu crois connaître. Regarde bien ce sourire, ces yeux, cette âme, la vois-tu ? Tu te poses des questions ? C’est fait pour ça. La routine, ça tue. Regarde-moi, c’est bien ta femme, ici sur scène. » Ana vit dans le 15 e arrondissement de Marseille, elle a été aide-ménagère, puis lingère dans un centre pour handicapés. Son mari est venu trois fois voir le spectacle. Il a pleuré à tous les coups, mais il ne faut pas trop le dire. Un de ses fils est venu aujourd’hui, à Aix, pour la première fois. Jusque-là, il ne voulait pas voir sa mère entonner son « strip-tease oral ». Ana dit qu’elle ne s’est réalisée qu’à cinquante ans : « J’ai passé mon permis de conduire, j’ai fait de l’hypnose pour perdre vingt kilos, et j’ai commencé le théâtre. »

Fatma, une Biyouna aussi gouailleuse que l’originale, prend le relais sur scène. « Oh là là ! Que de chaleur, que d’émotion. Tout va bien ? On n’en a pas perdu en route ? Les âmes sensibles, les grincheux ? Oui oui, j’en ai vu dans le public ! » Et elle roucoule sur l’air du Tourbillon de Jeanne Moreau.

Ces dames, qui ont écrit l’intégralité de leurs textes, ont concocté un petit questionnaire : « Aimeriez-vous être votre femme ? », « Aimeriez-vous être entretenu par une femme ? a) par son héritage, b) par son travail professionnel ? Et pourquoi pas ? Une lesbienne intelligente vous déconcerte-t-elle ? Quel espoir avez-vous abandonné ? »… La Reine-Clown, tête voilée sous son chapeau à paillettes, nous interroge encore : «  Ai-je le droit d’être triste, même si je suis une mère ? » Sabbah, poings fermés, profère un slam contre la femme-objet. Taouraty reprend Dalida, perruque blonde sur le foulard noir. « Ya tayba », poignant chant religieux, est psalmodié par une partie de la troupe. Car on parle de sexe, mais surtout de libération, face à toutes sortes de liens – religieux, familial, marital, culturel. Ces femmes nous interrogent sur la transmission des codes féminins, aujourd’hui, dans les quartiers.

Photo de Yohanne Lamoulère.

Derrière les pendrillons, Carole est là. Elle a réuni ces deux groupes de femmes du 14e (centre Social des Flamands) et du 15e arrondissements (association Femmes du Sud), avec le désir de faire cohabiter la femme réelle et la créature de music-hall. Danseuse, comédienne et maintenant metteuse en scène, elle connaît bien le Nord de la ville. Après avoir donné des cours de zumba et de flamenco à des gosses de plusieurs quartiers, elle a voulu toucher les mères. En 2013, elle lance un laboratoire de création sur ce thème. Les femmes accrochent vite, mais les fonds manquent. Carole s’entête et finit par trouver les moyens matériels pour créer le spectacle. Nous sommes toutes des reines voit le jour en 2015. En parallèle, la troupe collabore avec les comédiens professionnels de la compagnie La Criatura, qui travaille sur une création d’après un texte d’Howard Barker, Le cas Blanche-Neige. Malgré l’âpreté des propos, les apprenties comédiennes tiennent bon et jouent le jeu, même s’il y a parfois des désaccords. La dernière idée de Carole, monter un nouveau spectacle avec des hommes, pour parler aussi des stéréotypes masculins. « Une majorité de maris considèrent que le théâtre est un truc de bonnes femmes, certains se moquent, d’autres encouragent, mais ils sont peu à comprendre vraiment, alors il va falloir se relever les manches, mais on peut y arriver. »

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