Peut-on revenir sur ton parcours de comédien, de dramaturge et sur l’histoire de la compagnie Un pas de côté ?
Nous avons créé la compagnie à deux, avec Sylvie Gravagna au début des années 1990. Notre premier boulot a été l’adaptation de Derrière la vitre, un roman de Robert Merle publié en 1970 (Gallimard). Cet auteur à succès était alors prof de logique à Nanterre. Le spectacle portait sur les événements de mai 68 et la naissance du mouvement du 22 mars à l’université de Nanterre. On a joué ce spectacle sur place, dans les locaux de la fac, en 1992. On était 25 sur scène, dans un amphi de 700 places. Il fallait que le spectacle soit populaire pour remplir. On a ouvert la fac aux habitants de la ville, ce qui n’était pas évident tant l’université de Paris-X semble déconnectée de la ville qui l’accueille.
À partir de quand vous retrouvez-vous à deux ?
L’équipe de Nanterre perdure jusqu’en 1998 environ. Je quitte l’Éducation nationale et deviens intermittent en 1995. Après ces années passées dans les établissements scolaires, on s’installe à Pantin, dans une ancienne menuiserie. La ville est alors dirigée par une équipe communiste, on tombe en sympathie avec une personne de la mairie de quartier. On lance alors un énorme boulot avec les archives et la mairie de Pantin qui débouche sur un spectacle sur la mémoire de l’immigration. On joue alors plusieurs centaines de fois, principalement dans des établissements scolaires, sous forme de cabaret, avec des danseurs et une violoncelliste. On avait reconstitué le parcours d’une famille alsacienne de 1870 à 1990, à partir de témoignages. Des mères africaines se sont reconnues dans ce spectacle. Et c’était justement le but : montrer que nous sommes tous des migrants et que nous partageons une histoire commune, puisque dans ces banlieues, il y a un peu plus d’un siècle, il n’y avait presque personne…
Et comment en arrive-t-on à Elf, la pompe Afrique ?
On s’est fait virer de Pantin à la suite d’un changement de municipalité. Les jeunes loups du PS nous ont jetés avec l’eau du bain. On a fait (une nouvelle fois) faillite, on a remonté une structure associative et changé de nom, c’est alors qu’on est devenu la Compagnie « Un pas de côté », vers 2004-2005. Dans l’idée de faire une émission de radio, j’ai commencé à travailler sur les médias, à partir de documents bruts, en ne gardant que ceux-là. Je me suis lancé dans le reportage radiophonique, qui est ensuite devenu un documentaire radio, puis un spectacle.
2004-2005, c’est aussi un moment où la concentration de la presse s’accélère, et là, je décide d’utiliser la scène comme média. L’idée de départ, c’était de dévoiler les défauts les plus saillants de la démocratie. À l’époque, je pensais proposer une trilogie « bleu-blanc-rouge » en trois ans. Je souhaitais d’abord parler de l’armement, notamment de la concentration des médias entre les mains des industriels du lobby militaire, comme Lagardère. En comprenant la place ahurissante du nucléaire civil et militaire, je décide de commencer par un spectacle sur cette thématique. Mais si on fait cela sans évoquer la question de la décolonisation, du pétrole, de l’Algérie, on rate quelque chose. Je suis donc parti de la question coloniale (Elf, la pompe Afrique) pour ensuite traiter le nucléaire (Avenir radieux – Une fission française) et me concentrer finalement sur la vente d’armes (Le Maniement des larmes). Et cela m’a pris plus de dix ans.
Comment te documentes-tu ?
Je fais du reportage et je lis beaucoup. Pour Elf, j’ai assisté à tous les procès. Je suis notamment allé à celui de Juppé, j’ai cherché à comprendre le fonctionnement de la corruption pour la mettre sur scène. Mais comment passes-tu d’un concept (la corruption) à une réalité scénique ? Sur scène, nous n’avons que la chair et les mots. Alors j’incarne les gens : le procès Elf a cristallisé plein de choses. J’éprouve mes opinions, je donne des éléments factuels qui permettent de se construire une opinion. Je me suis également beaucoup appuyé sur le travail de l’association Survie sur le néocolonialisme et la Françafrique. J’ai procédé de la même façon pour le volet sur le nucléaire, en assistant au débat public sur un EPR. Pour le dernier volet de la trilogie, je suis allé à tous les salons de l’armement. Mais, en toile de fond, ce qui était important, c’était qu’il y ait une institution : l’Assemblée nationale, afin de voir ce qui se passe au sein même de la République, ce que l’on sait, ce que l’on cache. J’ai donc passé du temps au Sénat, à l’assemblée, dans les palais de justice, je me suis imprégné.
Le théâtre n’a pas souvent pris appui sur le documentaire radiophonique, c’est l’une de mes options. Surtout, je nomme l’adversaire, je ne le sublime pas théâtralement. Les propos restitués sont bruts, je me contente de réinterpréter les personnes. Sur scène, je suis Loïc Floch Prigent, Alfred Sirven, etc. Je lance un personnage, je le campe, mais je ne l’imite pas tout le temps, je donne les codes, puis conserve sa musique. Ce sont des codes que je dois à la Commedia dell’arte.
Comment imagines-tu la suite ? Il nous faut trouver un nouveau lieu. Et surtout, on cherche à faire tourner la trilogie. On peut jouer n’importe lequel des spectacles alternativement, ou les trois à la suite. Et on aime jouer dans des salles institutionnelles comme dans des lieux militants. L’idée, c’est d’aller à la rencontre d’un public qui ne fréquente pas forcément les théâtres, mais qui se sent concerné par les thèmes abordés. En parallèle je commence à réfléchir à un spectacle sur l’Otan.
Comment définirais-tu ton théâtre ? Théâtre d’intervention, théâtre citoyen ?
Il est toujours embêtant de se définir parce que tu entres dans une case et tu ne peux plus en sortir. J’ai quand même le sentiment de faire du théâtre de service public et un travail d’éducation populaire.
Voir : Un Pas de Côté.
PS : les textes des deux premiers volets de la trilogie sont publiés aux éditions L’Échappée.