A Livermore, petite ville paisible à l’est de la baie de San Francisco, brille depuis 1901 la plus vieille ampoule à filament du monde. Allumée en permanence dans la caserne des pompiers, vous pouvez même l’admirer par caméra interposée. Mais cette ville de Californie est surtout le siège, depuis 1952, du laboratoire national Lawrence Livermore, concurrent direct d’un autre labo spécialisé dans l’armement nucléaire, celui de Los Alamos – le fameux site Y du projet Manhattan qui centralisa la production de la première bombe A. Livermore, c’est la guerre froide, le développement d’armes apocalyptiques et d’une culture placée sous le signe de la bombe. Mais depuis les années 1990 et l’effondrement de l’URSS, nombre de ses chercheurs se sont reconvertis dans l’ingénierie climatique. Une continuité somme toute logique. Petit tour d’horizon historique.
À son origine, on trouve le physicien nucléaire et père de la bombe à hydrogène, Edward Teller. Grand malade et idole scientifique de la droite républicaine, Teller a été de tous les projets nucléaires américains. Au début des années 1960, en plein apogée de l’âge atomique, les États-Unis – à travers Livermore – lancèrent l’opération Plowshare [1] visant à rendre utile, et acceptable, l’usage civil du nucléaire. Un grand programme de terrassement, de création de ports, de barrages devenait alors possible grâce aux « explosions nucléaires pacifiques ». « Nous allons modifier la surface de la Terre en fonction de nos besoins », clamait alors Teller, lancé dans une belle émulation avec ses collègues – et néanmoins ennemis – soviétiques. Face aux inévitables retombées radioactives et à une opposition déterminée, le programme prit fin en 1977.
Au début des années 1980, le laboratoire de Livermore reçut une enveloppe de plusieurs milliards de dollars de l’administration Reagan pour développer le programme dit de la Guerre des étoiles – Initiative de défense stratégique (IDS). Projet qui devait aboutir à la création d’un bouclier spatial capable de détecter et de détruire toute attaque nucléaire soviétique. Au cœur de la Guerre des étoiles on retrouve évidemment Edward Teller et un de ses protégés, l’astrophysicien Lowell Wood [2], tête chercheuse du « O Group », censé trouver dans l’espace de nouvelles cartouches dans la course aux armements.
Le dégel de la guerre froide et l’implosion de l’URSS ont laissé Livermore sur le carreau. C’est en cherchant de nouvelles opportunités financières afin de préserver le labo que ses dirigeants se tournèrent vers la science atmosphérique. En cohérence avec leurs recherches passées, la nouvelle tâche dévolue au laboratoire était axée sur les impacts climatiques d’un hiver nucléaire. Modélisation de la répartition des fumées, des poussières et des radiations : on voit ici en quoi ces recherches serviront de terreau à l’ingénierie stratosphérique, et à certaines techniques de géo-ingénierie – plus particulièrement aux techniques de contrôle de l’albédo planétaire, comme la pulvérisation de soufre dans la stratosphère [3]. Puis l’axe de recherche s’est développé dans les années 90 sur l’effet de serre d’origine anthropique.
Si l’intérêt du Département de l’énergie pour les technologies de contrôle des concentrations de CO2 dans l’atmosphère date des années 1970, ce n’est qu’à partir des années 1990 que les chercheurs de Livermore commencent à se positionner sur ce marché. Dans un rapport de 1991, Michael MacCracken (thésard de Teller ayant travaillé sur les modélisations numériques des âges glaciaires) juge positivement l’option de créer un « smog stratosphérique » afin de réduire la température du globe. En 1997, Edward Teller et ses collègues Lowell Wood et Roderick Hyde publient un article intitulé « Réchauffement global et ère glaciaire » dans lequel ils affirment, sans ambages, que des interventions techniques sur le climat seraient plus à même de répondre à des changements climatiques « que des mesures se concentrant sur des interdictions ». Manière de vendre le savoir-faire Livermore permettant de contourner les désaccords de la communauté internationale sur le sujet. Teller réaffirmera d’ailleurs la même année dans le Wall Street Journal : « Appuyons-nous sur la force de l’innovation et de la technologie américaine pour compenser tout réchauffement climatique par les moyens les moins coûteux possible ». Honnête, il déplorera la « guerre totale » menée contre les combustibles fossiles. No comment.
Ce labo est tellement central dans le lobbying de l’ingénierie climatique que l’on n’hésite plus, aujourd’hui, à parler de la « marque de Livermore ». Si tous ses chercheurs ne sont pas aussi sociopathes que Teller et Wood, ils n’en sont pas moins leurs héritiers. La pensée de la guerre froide s’est cristallisée à Livermore : défense de l’American way of life, fanatisme technologique et unilatéralisme étasunien. Si seulement les idées du Laboratoire national de Lawrence Livermore pouvaient s’éteindre avec son ampoule, le monde en serait sans doute meilleur !