Un quartier en carton-pâte ?
Plus fausse la vie !
Au Panier, plus vieux quartier de Marseille, on a toujours défendu chèrement sa peau. « Plus belle la vie » (PBLV) est ressentie ici comme une insipide galéjade et l’on boycotte la série. « C’est pas Marseille, ça, y a que des Parisiens ! », lance le fils d’une commerçante dont les origines se perdent dans les filets du quartier Saint-Jean, dynamité en 1943 par Vichy et les nazis. « Ici on est fils de Corses et d’Italiens, enfants des pêcheurs ou des maçons. Regarde cette initiale gravée, c’est la marque du maçon qui a construit cette maison. » Corses, Ritals ou Comoriens, c’est une population pauvre qui vit et a ses habitudes sur cette colline. S’y sont greffés quelques étudiants, artistes et boutiquiers bobos à l’ombre du musée de la Vieille Charité et au gré d’une rénovation urbaine entachée d’entourloupes immobilières. Le Panier, c’est aussi le bastion des Guérini, fameuse saga socialo-affairiste. Les voitures stationnées à la sauvage envahissent cet entrelacs de ruelles où deux voyous ne peuvent se croiser sans se saluer et où l’estampèu des minots peut vous faire déménager fissa.
Il y a trois ans, Philippe Bonnifay, gérant d’une société spécialisée dans l’immobilier d’entreprise, a eu l’idée lumineuse de fonder une boutique PBLV à l’endroit où la série campe virtuellement son action. En 2008, le quotidien La Provence prétendait que 1 500 clients se pressaient chaque jour dans le premier magasin en France entièrement dédié à un feuilleton télévisé. Parapluies PBLV, boules de noël PBLV ou produits plus rentables, comme des timbres et des places au cinéma Le Mistral, juste en face, qui vous diffuse pour trois euros un film genre making of, voilà les gadgets réservés aux mordus de la série.
Ce jour-là, certes il fait des gouttes, mais dans la boutique, on ne trouve qu’une stagiaire qui essuie consciencieusement les vitres et époussette les articles. En l’espace d’une heure, ne passent qu’un couple de Dijonnais et une Parisienne de dix ans. Christèle, en vacances, affirme que la série « c’est la vraie vie, la vie de tous les jours ». Avec sa mère, elles ont suivi les flèches depuis la gare : « Des panneaux tracent le chemin jusqu’ici. » Oubliés le Vieux Port et la Bonne Mère. Jetés par-dessus bord. « Il y en a qui viennent pour se moquer, raconte la stagiaire, ils entrent pour me dire que c’est nul ! Je suis un peu d’accord avec eux… » Depuis l’ouverture du magasin, les employées du magasin ont toujours été des stagiaires. Cette vision n’est pas partagée par les visiteurs friands de mugs et autres cartes postales à l’effigie de Rudy et Fabienne Carat. Dans le livre d’Or, on lit des déclarations énamourées : « Pour rien au monde je ne me passerais de ce téléfilm du soir ! », ou même suppliantes : « Laissez-nous encore rêver. Merci. » Les fans pensent que le tournage a lieu sur place, alors que tout est recréé au pôle média de la Belle de Mai, à deux pas de la gare. C’est plus pratique pour les comédiens qui viennent de Paris.
Alors la boutique, passe encore. Mais le rachat du troquet… « Dans le quartier, c’est assez mal vu. Les habitués du bar des Treize Coins, on les a un peu virés ! » Les Treize Coins, à Marseille, c’est un bar mythique et un lieu de convivialité pour les habitants du Panier, matchs de foot sur la terrasse, apéros musicaux… « On y faisait aussi les mariages, toute notre vie était là-bas. » Depuis qu’il a fermé, la rumeur enfle : les Treize Coins vont s’appeler Le Mistral, le bar de Roland dans la série. Et les nouveaux patrons le transformeront en « attrape-couillons » pour touristes. Le nouveau gérant, Jean-Pierre Terazzi, s’en défend : « C’est un bar qui a une histoire. Le quartier a ses habitudes, qu’il ne faut pas chambouler. » Au bar O’ Berry, la patronne parle de « mistralisation » du quartier, mais Terazzi promet que les prix ne vont pas changer. « On veut travailler avec les touristes, être fiers du cœur de Marseille. » Businessman sentimental, il propose le rachat à sa concurrente du O’ Berry, qui se plaint que les affaires vont mal.
Les touristes, eux, ne sont pas méchants, ils viennent du Nord, de l’Est : « C’est mon petit rayon de soleil », a écrit une cliente de Nancy dans le livre d’Or. Une autre, en provenance d’Arras, affirme que ça la change du quotidien et des infos grises du journal télévisé. PBLV est pensé pour être accessible au grand public, et ça marche. Au point que les téléspectateurs de France 3 croient à la réalité de ce Marseille de pacotille. On n’y parle ni des fonds de pension américains qui ont fait main basse sur la rue de la République, à deux pas de là, ni des expulsés de la rue Fiocca, remplacés par des dentistes et des boutiques d’huile d’olive design…
Le cœur de Marseille peuplé de prolos et de petits propriétaires redoute d’être chassé et se défend sur un mode identitaire revanchard. Isabelle, habituée du bar, est une vieille dame qui s’enfile maintenant ses deux petits ballons de rouge au O’ Berry, sous les photos de casses célèbres et de joueurs de boules posant devant l’ancienne école. Elle se souvient de Richard Berry tournant une scène de film dans le bar et désigne du menton la Vierge noire qui trône à l’angle des Treize Coins. Le regard fixé sur la boutique PBLV, la Madone semble vouloir rappeler que c’est encore elle qu’on honore le 15 août au Panier, pas ces Parigots venus faire de l’argent sur le dos de Marseille.
Cet article a été publié dans
CQFD n°88 (avril 2011)
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Paru dans CQFD n°88 (avril 2011)
Par
Illustré par Nono Kadaver
Mis en ligne le 24.05.2011
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25 mai 2011, 09:45, par ralbol8313
je confirme que Marseille n’est plus elle-même ! je vis à Toulon, ville triste et grise s’il en est - malgré le soleil - et je viens souvent passer une journée, ou qq jours à Marseille, depuis plus de 20 ans, histoire de me "re-sourcer" auprès de gens plus aimables. le Panier, comme Belsunce, deviennent bien des ghettos de gogos et de bobos ! c’est un vrai massacre !
quant au nouveau gérant du futur "Bar Le Mistral", puisqu’il jure de sa bonne foi : rien ne changera : je lui suggère par commencer d’appeler son établissement, par exemple, "Bar des treize coins" + de ne pas en changer l’agencement ni la "décoration", qui ont vu défiler des générations d’indigènes du quartier !